jeudi 4 avril 2013

Ismaïl Kadaré : Le dernier des irréductibles


Romancier, poète, journaliste, Ismaïl Kadaré a fui l’Albanie communiste au début des années 90 et s’est réfugié à Paris. Publiés en français par les éditions Fayard et longtemps interdits en Albanie, ses livres sont de magnifiques épopées, qui plongent au cœur d’une identité albanaise tragique, déchirée entre l’Occident et l’Orient. Une oeuvre colossale qui en fait «un écrivain nobélisable» dont les thèmes majeurs sont l’identité, la liberté, l’amour et le dépassement de soi.




Avant de tourner le dos à son Albanie natale, un pays exsangue, réduit en miettes par de nombreuses dictatures dont la plus récente, celle de Hodja, Ismaïl Kadaré disait que sa situation était semblable à celle «d’un homme contraint de creuser un tunnel sous son appartement afin de pouvoir en sortir». Curieusement, sa vie et son exil rappellent un autre dénonciateur de l’oppression : Alexandre Soljenitsyne. Si Kadaré n’a pas la verve homérique de son aîné russe (Le premier cercle, Le pavillon des cancéreux, L’Archipel du Goulag), son concentré littéraire porte en lui cette pointe acerbe de l’écrivain qui réfléchit le monde dans des proportions qui vont au-delà des frontières géographiques. 

D’ailleurs, quand un livre s’attaque à l’humain en nous, il se situe au-delà des clivages et tourne en une ronde universelle qui ne délimite plus son espace-temps, mais ouvre sur l’intemporalité de l’homme. Ismaïl Kadaré a pu faire de son petit pays, cette Albanie mangée par la Grèce et écrasée par les Balkans, le centre du monde. En cela, sa prose et sa poésie, le situent quelque part, entre Gabriel Garcia Marquez et son réalisme onirique et Jorge Luis Borges et son onirisme réaliste. Habité par les mêmes soucis littéraires, creusant dans le sens d’un spéléologue pour délimiter l’histoire, la politique, les rapports humains, les rêves et les projections dans l’avenir. 

Dans ce sens, «Vie, jeu et mort de Lul Mazrek» est une saga condensée , où l’ombre de l’Automne du Patriarche et Cent ans de solitude, se profilent faisant des reliefs des Balkans, le théâtre d’une pièce humaine de grande envergure. Les romans de Kadaré comme ceux de Marquez ou Soljenitsyne sont politiques. Pourtant, l’auteur s’en défend : «Je suis un écrivain tout court. L’écrivain politique n’existe pas, pas plus que l’écrivain historique ou l’écrivain policier. Ce sont tous des écrivains. Certains sont bons, d’autres mauvais !» 

En Albanie, il est aussi l’équivalent turc d’un Nazim Hikmet ou d’un Yasar Kemal. Frappés de censure, ses livres sont des électrochocs portés au flanc de la dictature. «Quatre de mes livres- le Concert (Fayard, 1989), le Palais des rêves (Fayard, 1990), le Monstre (Fayard, 1991), et Clair de Lune (Fayard, 1993) - ont été interdits par décret, explique l’écrivain albanais. Cela veut dire qu’on ne pouvait les trouver nulle part, ni dans le commerce, ni dans les rayons des bibliothèques. Certains autres étaient frappés d’une semi-interdiction, c’est-à-dire qu’on n’en parlait pas dans la presse, qu’on faisait comme s’ils n’avaient jamais été écrits. Le régime avait mis en place une stratégie très élaborée pour contenir les écrivains dissidents.» 

Tout comme les personnages de ses romans, de «Mauvaise saison sur l’Olympe» à «L’envol du migrateur» en passant par «Le successeur» ou encore «Le chevalier au faucon» et «Froides fleurs d’avril», il est question d’individus aux prises avec le climat ambiant. Tantôt écrasés par le rouleau compresseur de la systématisation de l’individu et de sa pensée, tantôt réussissant à tirer leur épingle du jeu en misant sur cette même individualité qui en fait des êtres autres, porteurs de projets pour leurs vies, autant de rêves affranchis des bottes de la sérigraphie humaine propres aux totalitarismes quelle que soit son obédience.

C’est en cela que Kadaré a toujours été et reste encore un danger pour toute l’histoire des Balkans et pas seulement de son Albanie sucée jusqu’à la moelle par des résidus hybrides du stalinisme le plus criard. Cette lutte pour la liberté, en fait l’un des rares écrivains du monde, pour qui le monde est une maison où vivent tant de variétés humaines, une espèce d’Arche moderne où il suffit d’insuffler un autre souffle, une graine épurée, pour donner une chance à l’homme de porter ses rêves les plus fous jusqu’à l’infini. 

Chez Ismaïl Kadaré, le rôle de l’écrivain ne se confond pas à celui de l’historien ou du rapporteur. En poète, il broie la réalité, la nourrit de songes, lui confère une deuxième réalité, la seule viable. Il est ces écrivains qui ouvrent sur d’autres univers, ils offrent des possibilités à la diversité de la vie. Il devient bâtisseur, créateur de mythes nouveaux, porteurs d’alluvions encore à naître.   

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