Romancier, poète, journaliste, Ismaïl Kadaré a fui
l’Albanie communiste au début des années 90 et s’est réfugié à Paris. Publiés
en français par les éditions Fayard et longtemps interdits en
Albanie, ses livres sont de magnifiques épopées, qui plongent au cœur d’une
identité albanaise tragique, déchirée entre l’Occident et l’Orient. Une oeuvre
colossale qui en fait «un écrivain nobélisable» dont les thèmes majeurs sont l’identité,
la liberté, l’amour et le dépassement de soi.
Avant
de tourner le dos à son Albanie natale, un pays exsangue, réduit en miettes par
de nombreuses dictatures dont la plus récente, celle de Hodja, Ismaïl Kadaré
disait que sa situation était semblable à celle «d’un homme contraint de
creuser un tunnel sous son appartement afin de pouvoir en sortir».
Curieusement, sa vie et son exil rappellent un autre dénonciateur de l’oppression
: Alexandre Soljenitsyne. Si Kadaré n’a pas la verve homérique de son aîné
russe (Le premier cercle, Le pavillon des cancéreux, L’Archipel du Goulag), son
concentré littéraire porte en lui cette pointe acerbe de l’écrivain qui réfléchit
le monde dans des proportions qui vont au-delà des frontières géographiques.
D’ailleurs,
quand un livre s’attaque à l’humain en nous, il se situe au-delà des clivages
et tourne en une ronde universelle qui ne délimite plus son espace-temps, mais
ouvre sur l’intemporalité de l’homme. Ismaïl Kadaré a pu faire de son petit
pays, cette Albanie mangée par la Grèce et écrasée par les Balkans, le centre
du monde. En cela, sa prose et sa poésie, le situent quelque part, entre
Gabriel Garcia Marquez et son réalisme onirique et Jorge Luis Borges et son
onirisme réaliste. Habité par les mêmes soucis littéraires, creusant dans le
sens d’un spéléologue pour délimiter l’histoire, la politique, les rapports
humains, les rêves et les projections dans l’avenir.
Dans ce sens, «Vie, jeu et
mort de Lul Mazrek» est une saga condensée , où l’ombre de l’Automne du
Patriarche et Cent ans de solitude, se profilent faisant des reliefs des
Balkans, le théâtre d’une pièce humaine de grande envergure. Les romans de
Kadaré comme ceux de Marquez ou Soljenitsyne sont politiques. Pourtant, l’auteur
s’en défend : «Je suis un écrivain tout court. L’écrivain politique n’existe
pas, pas plus que l’écrivain historique ou l’écrivain policier. Ce sont tous
des écrivains. Certains sont bons, d’autres mauvais !»
Tout comme les personnages de ses
romans, de «Mauvaise saison sur l’Olympe» à «L’envol du migrateur» en passant
par «Le successeur» ou encore «Le chevalier au faucon» et «Froides fleurs d’avril»,
il est question d’individus aux prises avec le climat ambiant. Tantôt écrasés par
le rouleau compresseur de la systématisation de l’individu et de sa pensée,
tantôt réussissant à tirer leur épingle du jeu en misant sur cette même
individualité qui en fait des êtres autres, porteurs de projets pour leurs
vies, autant de rêves affranchis des bottes de la sérigraphie humaine propres
aux totalitarismes quelle que soit son obédience.
C’est en cela que Kadaré a
toujours été et reste encore un danger pour toute l’histoire des Balkans et pas
seulement de son Albanie sucée jusqu’à la moelle par des résidus hybrides du
stalinisme le plus criard. Cette lutte pour la liberté, en fait l’un des rares écrivains
du monde, pour qui le monde est une maison où vivent tant de variétés humaines,
une espèce d’Arche moderne où il suffit d’insuffler un autre souffle, une
graine épurée, pour donner une chance à l’homme de porter ses rêves les plus
fous jusqu’à l’infini.
Chez Ismaïl Kadaré, le rôle de l’écrivain ne se confond
pas à celui de l’historien ou du rapporteur. En poète, il broie la réalité, la
nourrit de songes, lui confère une deuxième réalité, la seule viable. Il est
ces écrivains qui ouvrent sur d’autres univers, ils offrent des possibilités à
la diversité de la vie. Il devient bâtisseur, créateur de mythes nouveaux,
porteurs d’alluvions encore à naître.
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