jeudi 19 mars 2015

Le mouton, le fric et le puissant sédatif


De retour chez le coiffeur  pour arranger ma barbe, le salon est vide. L’historien et géographe, qui tient salon littéraire dans ces locaux, n’est pas encore arrivé. « Rassure-toi mon ami, il va venir, il vient tous les jours », me dit le coiffeur, son sourire narquois toujours rivé aux lèvres. Au bout de dix minutes, le professeur ouvre la porte. Il est suivi de six autres bons hommes. Le thé arrive aussi. C’est reparti pour une autre conférence. Sujet du jour : la fête du mouton. «Vous avez vu comme cette journée qui doit être celle de la sacralité, de rites nobles et de recueillement est devenue synonyme de saletés, d’ordures, de feu à tous les coins de rue, de ruisseaux nauséabonds de détritus. Ce n’est pas une fête, c’est un carnage». Tout le monde opine du chef. Le professeur es-coutumes et mœurs déréglées ajoute que c’est symptomatique de l’âme marocaine. Il y a pour lui, une part d’exagération par rapport à ce rite du sacrifice. «Comme en tout d’ailleurs, le Marocain aime grossir les faits, les gonfler, les rendre plus visibles, plus ostentatoire ». Je me tourne vers lui et j’ose l’interrompre, lui qui n’aime pas cela : «Vous ne pensez pas que cette fête permet à des milliers de jeunes de se faire un petit pécule en faisant cramer les têtes et les pattes, aux bouchers d’un jour de se faire du fric et aux vendeurs de peaux et de laine d’arrondir grassement leurs fins de mois ?» Le prof me toise du regard, puis il esquisse une feinte de sourire. Il enchaîne : «Si vous voulez le fon de ma pensée, l’Aid n’a plus rien de sacré. C’est une grosse histoire de sous. L’Aid n’a plus rien de grand que le montant que tu casques pour te payer des cornes énormes. Tout le monde se fait son beurre là-dessus. Moi, au risque de vous choquer mes amis, je n’égorge plus de mouton. Je m’achète un coq et je pense à l’histoire du prophète Ibrahim et de son fils Ismaïl, au sacrifice et je me dis que Dieu sait ce que j’ai dans le cœur et qu’au final, un coq vaut bien un mouton». Pour le titiller, je lui lance sous la barbe «Mais fais gaffe prof à ce que tu dis, cela peut être retenu contre toi !». Ma pique n’est pas passée inaperçue pour ce fin connaisseur de l’âme humaine. «Rassure-toi, je ne suis qu’un pauvre professeur d’histoire et de géographie, perdu dans des dates et des longitudes et latitudes qui parfois me font divaguer, mais il n’en demeure pas moins que ce sont presque toujours les plus pauvres d’entre nous qui se saignent pour saigner un mouton. Les plus aisés partent à Paris ou ailleurs, passent quelques jours à faire des emplettes et rentrent ressourcés chez eux. Le pauvre lui, il trime, prend un crédit, qui s’ajoute à celui de l’année dernière, il mange tout le mouton jusqu’aux intestins  et reprend une activité normale au bout d’au moins quinze jours, encore plus pauvre qu’avant l’Aid, mais l’estomac bien plein».  Je lui fais remarquer que la fête est aussi un déversoir des passions, un réceptacle des douleurs, des maux de l’année, comme dans des saturnales, c’est le propre du rite pour casser la routine, entamer un nouveau cycle. Et le sang tient son rang en pareilles circonstances. Le prof accuse une minute de silence et lâche pour clore ce chapitre : «l’Aid est le meilleur anti-douleur qui puisse exister. C’est à la fois un antalgique et un puissant sédatif». Et il invite l’assemblée à méditer c- sur cette dernière phrase, boit son thé et prend congé.


Le ventre, le bas ventre et les danseuses orientables



C’est une histoire de fous. Imaginez un mariage, avec des invités, des familles, celle de la mariée et celle de l’époux. Les tantes, les oncles. Les cousins et cousines. Des connaissances, des voisins, des intrus. Des mômes. Beaucoup de mioches. Et le clou du spectacle : trois danseuses. Les trois sont en petites culottes. Oui, des strings. Qu’on se le dise rapidement, je n’ai rien  contre le string. Mais la scène, qui dure plusieurs minutes,  a de quoi tenir en haleine et surtout essouffler. A la fois de rire et de stupéfaction. Nous sommes en Egypte. Dans un mariage officiel. Pas un canular ni une caméra cachée, genre mauvais genre. Du tout. Des noces en bonne et due forme. Mais la grande mode chez nos frères pharaons est de faire la fête avec des danseuses striptiseuses. Pour vous faire une idée, allez sur Youtube. Tapez danse mariage Egypte. Vous allez tomber sur une flopée de séquences inédite à peine concevable et croyable. Encore une fois, il ne s’agit pas là de juger ces mœurs nouvelles et pas si nouvelles que cela en Egypte, où l’on connaît les populations très portées sur la danse du ventre et du bas ventre. Et du derrière aussi, style zouka dance. Il s’agit donc de faire un constat et de le partager. Je vous décris si vous n’avez pas la connexion pour le moment, pour vous tenir en haleine. Trois nanas, presque à poil, culotte remontée sur les hanches. Elles se trémoussent devant des mariés, dont certaines sont voilées à la manière des religieuses de chez nous, les Arabes. La danse n’est pas du tout ce que vous croyez. Il ne s’agit pas de Fifi Abdou là. C’est un mélange lascif de plusieurs styles. Et vas-y que je t’en fais voir de toutes les postures pour remonter la chaleur et faire grimper les thermomètres. Et le tout devant des gamins en bas âge, de jeunes filles, de jeunes garçons, des familles entières, qui semblent ne pas prêter la moindre attention à ces contorsions de grand acabit. Certaines danseuses utilisent des accessoires pour aller encore plus loin dans les suggestions.  Et les invités sont ravis, sans trop en faire. Voilà pour la situation. Voici donc le topo. Que veut dire tout ceci ? D’où vient cette mode de faire danser des bacchantes endiablées dans des mariages tout ce qu’il y a de plus musulmans ? la vérité, je n’en sais absolument rien. Mais c’est hallucinant. C’est à croire que le vent de liberté tant recherché en Egypte, alors qu’il devait apporter de véritables ouvertures humaines et sociales doublées de grands projets démocratiques, il a accouché de grandes soirées matrimoniales sur fond de cabaret jusqu’au bout e la nuit. Certains bloggeurs égyptiens ont même commenté  cette mode. Des comiques aussi en ont fait des sketches. C’est dire que le phénomène prend de plus en plus de place dans une société qui semble avoir découvert sur le tard les joies de la nudité entre familles, dans des événements clefs de la vie.  A telle enseigne, qu’aujourd’hui, on se fait passer les numéros de gsm des danseuses pour ameuter tout le monde lors de soirées de mariage où le maître mot est devenu : «on va leur en foutre plein la vue».

Géopolitique dans un salon de coiffure


 

Cela se passe dans un salon de coiffure. Une conversation banale, de celles qui n’engagent pas l’être dans ses profondeurs. Ce type d’échanges très superficiels où l’on se raconte des choses sans importance. Soudain, le bonhomme qui monopolisait la parole, théorisant avec suffisance de politique, d’Irak, de Syrie, des Etats Unis, de François Hollande, du prix des carburants, du jeune prodige marocain du Barça, d’une série turque, d’un mariage dans le quartier, d’une femme qui a quitté son mari, d’un mari qui a quitté femme et enfants… oui le bonhomme prend à partie un autre type qui se faisait arranger la barbe, assis sur son fauteuil, écoutant les bribes sans trop s’impliquer. «Tu n’as pas d’avis sur ce qu’on dit ?» «Non, je profite de ce moment de détente  en silence, mais il n’y a que vous qui parlez, d’ailleurs». Bien lancé. L’orateur du salon de coiffure accuse le coup, mais trouve une parade : «je t’ai fait une revue de presse de ce qui se passe dans le monde, mieux que sur un journal télévisé, un merci serait approprié… » Et le théoricien continue son monologue faisant mine que l’autre était déjà hors jeu. Il soliloque sur la chaleur, une émission animalière qu’il a maté sur Nat Geo Abu Dhabi, il parle d’un patelin dans le rif, il explique pourquoi la Russie va perdre la guerre en Ukraine et pourquoi la Libye sera la plus grande puissance dans le Maghreb. Il enclenche sur l’Egypte, sur la Palestine, le Liban, fait un crochet par Kaboul et Peshawar, bref, le bonhomme débite sans discontinuer avec verve et fierté affichée. Il faut évidemment le suivre dans sa géographie personnelle. Du Rif à Kaboul, c’est vrai qu’il y a des sommets, mais bon, de là à ce que la Libye sera la puissance du Maghreb, le mec qui se faisait la barbe tique. « Non, c’est faux. La Libye restera dans sa crise pendant de très longues années, monsieur ». Le spécialiste de la géopolitique se fâche. Il fulmine : «Mais tu sais à qui tu parles d’abord ? » L’autre ne pipe mot. « J’ai dit un jour que les USA vont pourrir le monde arabe et c’est arrivé. Ce qu’on te montre  à la télé, c’est du pipo. Moi je te dis ce qu’il en est, alors écoutes et prends en de la graine ». Et va pour une analyse du monde moderne avec bien entendu, les Américains qui veulent nous tuer tous, nous les arabes, Saddam et Kadhafi qui sont des saints, les révolutions arabes qui sont du fait la CIA, Ben Laden qui vit encore et qui travaille dans un bureau à Washington, Ebola qui a été le fruit d’une pluie vaporisée sur ces régions du monde toujours par l’oncle Sam, l’homme qui a marché sur la lune, un montage à Hollywood, les 7 à 1 de l’Allemagne face au Brésil, une transaction parce que Dilma avait parlé avec Angela… Bref, cent ans de découvertes scientifiques ont été balayés en  20 minutes dans un salon de coiffure. Le monde et ses coulisses, les guerres du pouvoir, les intérêts financiers, les équilibres économiques mondiaux, tout n’est que leurres et mensonges. Et le bonhomme lâche tout cela avec force, te fixe droit dans les yeux pour que tu piges et si tu n’as pas encore compris le pourquoi du comment des vérités sur ce monde, il est prêt à te refaire le cour gratis. En quittant le salon de coiffure, je ne savais pas quoi penser de ce type. Une chose est sûre, il met tellement de passion dans ses propos qu’il en devient convaincant. Je suis revenu le lendemain demander à mon coiffeur qui était ce bonhomme ? «Un prof d’histoire géo !» Rien que ça. Si ton môme débarque un jour et te débite des saillies de cet acabit, tu sais au moins d’où ça vient…