jeudi 31 janvier 2013

La violence et la dérision d’Albert Cossery


L’écrivain égyptien d’origine copte, Albert Cossery (1913-2008) était spécialiste dans la radioscopie du monde arabe. Avec La violence et la dérision, édité chez Joëlle Losfeld, c’est une caricature des régimes arabes qui est donnée à contempler. Visionnaire.




Les hommes oubliés de Dieu (1941), La maison de la mort certaine (1944), Les fainéants dans la vallée fertile (1948), Mendiants et orgueilleux (1955), Un complot de saltimbanques (1975), Une ambition dans le désert (1984), Les couleurs de l'infamie (1999), tous les romans d’Albert Cossery sont liés par le même fil d’Ariane. Une certaine violence et une certaine dérision. L’horreur est décrite avec humour,. La misère coulée dans un écrin spirituel. 

C’est cela la force de l’écriture d’Albert Cossery, adapté au cinéma de belle manière par Asmae Al Bakri, dans Mendiants et orgueilleux. Dans ce roman prophétique, qui est une vision de l’Egypte actuelle cinquante ans plutôt, la violence d’un peuple et la dérision du politique ne font pas bon ménage. Nous sommes devant une population sous la coupe d’un despote débile. En face, un groupe d’illuminés luttent à coup d'affiches publicitaires.

Révolte du peuple

Nous sommes au Proche-Orient. Cela peut-être l’Egypte, mais aussi n’importe quel autre pays. La Syrie, l’Irak, le Liban, la Libye ou la Tunisie.

Un jeune homme, Karim, fait front devant la politique sociale de ce gouvernement qui refuse de voir des mendiants et des filles de joie dans les rues. Il devient du coup le protecteur d’une prostituée, Kamar, dont il est tombé sous le charme. Mais Karim est un enfant. Son métier est de confectionner des cerfs volants pour donner le sourire aux gosses.

 Mais cette parenthèse dans sa vie ne l’a pas trop éloigné de son passé de révolutionnaire.
A sa sortie de prison, il met  sur pied une confrérie de malfrats qui décident d’en découdre avec le tyran à coups de dérision. 

Cette société regroupe des hommes étranges, d'horizons divers. Un trafiquant analphabète, un dandy qui ne possède qu'un seul costume, un professeur qui apprend aux enfants à ne pas écouter les adultes. Et bien sûr, la belle Kamar. sans oublier u ne vielle femme devenue folle mais qui fait preuve d'une étonnante clairvoyance à l'égard du monde qui l'entoure. 

Une œuvre actuelle qui décrit ce que le monde arabe traverse aujourd’hui face à des régimes tyranniques déchus et l’impossibilité de reconstruire un monde viable. Du grand Cossery.

Editions Joëlle Losfeld.  




« Django Unchained » de Quentin Tarantino



Le dernier film de Quentin Tarantino est un joli pied de nez à l’histoire américaine et à l’esclavage. Django Unchained signe le retour du déjanté de Hollywood aux devants de la scène. Toujours sur fond de polémique. 
  
A sa sortie en salles, le 16 janvier 2013, Django Unchained est un franc succès critique. Quentin Tarantino, le réalisateur du film nous a habitué à des opus serrés, au poil et sans fausses notes ou presque.  Quand on met son nom en bas de produits filmiques tels que Reservoir Dogs, Pulp Fiction, Jackie Brown ou encore Inglorius Bastards, les risques de ratages sont amortis. Quentin Tarantino revisite l’histoire de Django, qui a déjà lieu à quelques western Spaghettis plus au moins accrocheurs. Il met en vedette une brochette de grands noms à son habitude. 
On retrouve dans le rôle titre Jamie Foxx, mais aussi Leonardo Di Caprio, esclavagiste de son état, Samuel L. Jackson, Christoph Waltz, au summum de son art et Kerry Washington, dans un rôle à contre emploi, mais qui demeure l’atout charme de Mr Tarantino. Que dire d’un tel film ? Tout y est : des clins d’oeil au cinéma western de Sergio Leone, une intrigue bien dosée, une audace filmique sans compromis pour l’un des cinéastes les plus déjantées du moment. Bref ce Django est un film Rock N’Roll.
Histoire douloureuse
Mais le film ne crée pas seulement l’événement pour ses qualités intrinsèques. Il déclenche également une vive polémique sur son sujet. D’abord, le film est jugé par quelques puritains comme très violent. Bon, âmes sensibles, restez sous les couettes, ce n’est pas là un film pour vous. Il faut avoir le cœur bien accroché pour soutenir une telle féérie d’images ensanglantée. 
C’est du must, un ballet classique de coups et de blessures. Mais rien de trash. Rien de sale. Rien qui fasse peur. La violence s’élève même au rang d’art  quand c’est des gras du calibre de Tarantino qui s’y collent. Mais ce n’est pas le fond du conflit crée autour de ce Dajngo. 
Spike Lee, un cinéaste afro-américain de grand talent, lui-même catalogué très irrévérencieux, à qui l’on doit, Do The Right Thing, Jungle Fever, Malcolm X ou encore, La 25 ème heure, trouve que Tarantino n’a pas le droit de traiter cette page noire de l’histoire douloureuse américaine avec « autant de légèreté et d’irrespect.» Ce qu’il faut savoir, c’est que le duel Lee-Tarantino date de loin. 
Déjà  à la sortie de Jackie Brown, Spike Lee,  avait réagi à l’utilisation celui lui exagérée du N-word(comprenez Nigger pour nègre)   Cette fois, rien ne lui plait dans le film de son rival. Il faut dire que Quentin Tarantino foule les plates bandes de Spike Lee et signe des films de noirs alors qu’il est blanc. Les cinéphages doivent aussi savoir que Lee avait lui aussi foulé la chasse gardée des réalisateurs blancs en signant Inside Man. 
Lee est allé plus loin en affirmant ne pas aller voir  le film de Tarantino. «Je ne peux pas en parler car je ne vais pas le voir. Tout ce que je peux dire, c'est que c'est irrespectueux pour mes ancêtres de voir ce film. Je ne peux pas manquer de respect à mes ancêtres. C'est mon avis, je ne parle qu'en mon nom.» 
Sur son compte Twitter, il donne un condensé de sa position : «L'esclavage en Amérique n'était pas un western spaghetti de Sergio Leone. C'était un holocauste. Mes ancêtres sont des esclaves. Volés d'Afrique. Je leur ferai honneur.»
Politiquement incorrect
Avec tout le respect que l’on doit à un type comme Spike Lee, il ne faut pas charrier. Tarantino livre un film à la hauteur de son talent. Limpide, cru, poignant, sauvage, irrespectueux, non-canonique, sans le moindre conformisme. Encore moins la moindre parcelle du politiquement correct. 
Ici, il n’y  a aucune place pour la bienpensance. Ici, on fait du cinéma intelligent et on l’assume. Point barre. N’en déplaise à Spike Lee, qui demeure ce que l’Amérique fait de mieux en termes d’imageries. Alors Tarabtino est-il à la hauteur de signer un film sur une hsitoire noire en Amérique ? Absolument. 
Et pour s’en convaincre, il faut juste prendre un siège dans une salle obscure et vous laissez emmener là où il lui plaira. Toujours avec virtuosité tant ce Django est une partition filmique d’une rare beauté.


Réalisé par Quentin Tarantino. Avec Jamie Foxx, Leonardo Di Caprio, Samuel L. Jackson, Kerry Washington et Christophe Waltz. 

Engrenage enfoiré


Il y a de l'inconvenance, de l'immoralité, de la bassesse à vivre plus de quarante ans! Phrase lancinante pour tous ceux qui veulent vivre longtemps. Nous avons du mal à comprendre comment un être humain peut proférer de tels propos. Surtout que la race des hommes est malade de longévité ! Mais dans la bouche d'un personnage de Dostoïevski, il faut croire que c'est la logique même de l'existence humaine. Pour ceux qui ont eu des accointances avec les Possédés, les Karamazov, l'Idiot ou Humiliés et Offensés et l'incontournable Crime et Châtiment, Stavroguine et sa confession finale font office de testament pour l'humanité depuis les premiers balbutiements jusqu'à la fin des temps à moins que les extraterrestres ne viennent donner raison à Fox Mulder. On est ou idiot, ou humilié ou offensé, baignant dans le crime attendant le châtiment car possédé. Chacun à sa mesure, certes, mais, sans complaisance aucune, qui peut se prévaloir d'une autre ossature humaine éloignée peu ou prou de la vision dostoeïvskienne du monde ? Celui qui tire la bonne carte, peut lyncher le reste de la race des hommes à coups de pierre, de machette, de fouet, de boulets de canons et tout l'arsenal diabolique de la fin des temps. Mais en attendant voyons de quoi sommes-nous faits, plus ou moins. 


Tous nous sommes malheureux parce que tous nous avons peur d'affirmer nos volontés. Il ne s'agit pas de volonté d'ordre mystique telle qu'elle est déclinée dans la "Volonté de Puissance" de Friedrich Nietzsche ou dans "Le Monde comme Volonté et comme Représentation" d'Arthur Schopenhauer. Mais tout bonnement de volonté primale, d'ordre anodin, journalier, la volonté dite de l'instant comme souffle de vie et contingence aléatoire de bouffée d'air dans des narines pour faire grossir des poumons. Oui, la volonté clinique, on va dire. 

Si l'homme a été jusqu'à présent si malheureux et pauvre, c'est justement parce qu'il avait peur d'affirmer le point capital de sa volonté et qu'il en usait furtivement, comme un écolier. "Je suis terriblement malheureux car j'ai terriblement peur. La peur est la malédiction de l'homme..." Rien n'est plus vrai. Et Stavroguine avec Kirilov, justement, mettent la machine en branle : "Mais, j'affirmerai ma volonté, j'ai le devoir de croire que je ne crois pas. Je commencerai, et je finirai, et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera tous les hommes et, dans la génération suivante, les transformera physiquement ; car dans l'état physique actuel, j'y ai longtemps réfléchi, l'homme ne peut en aucun cas se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché trois ans l'attribut de ma divinité et j'ai trouvé : l'attribut de ma divinité est ma volonté ! C'est tout ce par quoi je puis manifester sur le point capital mon insoumission et ma terrible liberté nouvelle. Car elle est terrible. Je me tue pour manifester mon insoumission et ma terrible liberté nouvelle." Kirilov ou le suicide philosophique, selon Albert Camus. La liberté de mourir pour espérer vivre autrement... Cela se tient. 

Sous les auspices d'une folie démoniaque, le plan de Kirilov semble de loin plus important que celui de Chatov. La dualité mort-liberté devant la vie-vacuité. Chacun de nous pourra, s'il en a les moyens, trouver son point d'ancrage avant de lever les voiles. Stavroguine, nous dira son créateur, s'il croit, il ne croit pas qu'il croit. Et s'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croit pas.  Alors, passons à un autre volet de la vie : la joie et l'enfance. Que sera une existence privée de joies enfantines dès les premières années ? La question sonne aujourd'hui comme le glas de toute pseudo-vie livrée à la frénésie du temps qui fuse à la vitesse du son. Certains êtres humains ne sont jamais jeunes, et ils demeurent toute leur vie tels qu'ils sont nés. Vieux, morts-nés. 

Des spectres qui traversent une lumière éteinte. Ils vivent d'une manière absolument incolore. Ils s'étiolent. Ils ne connaissent jamais l'amour et jamais non plus ils n'en éprouvent le désir. Ce sont des pots de fleurs dans lesquels aucune âme n'a été semée. Mais toute âme humaine croissant normalement doit débuter par une enfance vivace. Autrement, un point de l'engrenage des jours rate sa cible. Toute la suite des tours qui seront faits (que vous et moi, nous appelons la vie et ses instants) toute la suite sera enrouée. Oui, frappée de rouille. La joie, la légèreté de l'être, l'insouciance. Que peuvent inspirer ces trois mots ? Pour un ami qui a perdu ses illusions au fil de ses turpitudes, nous avons tous du plomb plein les ailes. Chaque jour passé à faire entrer de l'air en nous pour respirer à pleins poumons la vie, nous accumulons des particules de lourdeur. Au bout du compte, nous sommes enracinés dans la pesanteur. 

Dans quelle mesure jouissons-nous encore de la liberté de penser, dès lors qu'une prudence naturelle nous conseille de ne pas l'exercer ? Est-ce que nous avons, ici ou ailleurs, la moindre influence, la moindre action modératrice sur cette débandade de foules éperdues que nous appelons le cours de l'histoire ? Peut-être que c'est dans la réponse à cette question que réside la clé des « chants » pour toucher la légèreté de l'existence. Peut-être qu'en pesant de tout notre poids sur le cours des choses, nous laissons quelque lourdeur et nous jouissons, ne serait-ce que pour un instant, d'un état éthéré de nous-mêmes. Devant une telle saillie sur la non-solvabilité de notre poids devant l'éternité, je me dis, comme pour me rassurer, que c'est toujours la même chose : tout ce qui nous arrive s'accorde à notre état d'âme et quand on est triste, il ne survient que des choses désagréables. 

Mais les coups assénés par mon ami, doublés de ceux de Kirilov et Chatov dans l'ombre de Stavroguine achèvent mon optimisme. Il ne restait plus que quelques aphorismes de Cioran pour me dire quel inconvénient d'être né. Mais, cette fois, encore, j'ai tenu bon face au précipice du nihilisme humain.  Je me dis aussi dans ma lutte contre l'implacable fin du monde que l'unique effort de l'être humain consiste, peut-être, à se prouver à lui-même qu'il est un homme, et non un rouage. Même s'il met la main dans un engrenage enfoiré, il peut toujours, pour peu que la raison lui reste, tirer son épingle du jeu. 

Pour conclure, je risque une feinte pour conjurer le sort, après un tel face à face avec la fin du monde. Je me souviens avoir un jour souligné en rouge une phrase, peut-être chez Conrad ou alors Tchékhov et qui disait à peu près ceci, qu'on est toujours mieux, là où l'on a déjà pris ses habitudes. On a beau y tirer le diable par la queue, on y est encore mieux qu'ailleurs. Et moi, je ne suis mieux qu'ici. Un terrien indécrottable. Toutes les fantasmagories sur des mondes meilleurs me laissent de glace. Je dis cela, parce que, je vois dans mon entourage beaucoup d'individus plongés dans une psychanalyse de l'improbable. Alors je leur souhaite à tous bonne chance. 

Car, à moins d'être un Don Quichotte écervelé mâtiné d'un adorateur de tous les déserts de ce monde, mieux vaut se concentrer sur quelques principes élémentaires de la vie : Il n'y a qu'ici et maintenant qu'on est capable d'agir ; nous sommes de passage et le passage en question est invisible à l'échelle de l'univers ; et surtout nous sommes improbables nous-mêmes pour nous-mêmes. Alors toute velléité de savoir est vaine. Demeure le doute. Et c'est tant mieux.

Le séquestré de Zaouiat Sidi Smail

Ahmed, la cinquantaine, a passé quinze années ligoté et jeté au milieu des détritus. Dans une baraque abandonnée, il a été contraint à vivre avec les chiens errants, privé de tout ce qui fait un humain. 



Le regard hagard. Une bouche torve. Une chevelure hirsute. Les traits tirés par le manque. Le teint gris vert. Ahmed, à sa sortie de la pièce délabrée, au milieu des champs, n’arrive pas à se mettre debout. Ses pieds sont ligotés par des chaines en acier et un cadenas. Il n’a plus d’humain que l’apparence. La peau est noircie par la saleté accumulée durant des années. Les ongles des mains et des pieds sont très longs. La barbe, blanchie par la rudesse des jours, colle à des joues émaciées. Ahmed n’arrive pas à parler. Il n’a pas ouvert la bouche depuis quinze ans. Normal, il a vécu, séquestré, seul, dans un lieu retiré, à 6 kilomètres du village de Zaouiat Sidi Smaïl, à El Jadida. Il n’a eu que de très rares occasions de voir des humains passer la tête par l’ouverture de la baraque sans porte, pour lui jeter de l’eau et du pain rance. Canicule, froid glacial, Ahmed est là, sans toit ou presque, à peine vêtu de vieux haillons qui tombent en morceaux.

Condition humaine

Comment un homme est-il tombé aussi bas? Pourquoi a-t-il été enchaîné? Par qui? Pourquoi les habitants du village ont-ils laissé faire? Ce qui frappe d’emblée, ce sont les témoignages des uns et des autres. Les riverains racontent quinze années de la vie d’un de leurs semblables comme ils parlent du beau temps qui perdure. Aucune compassion ne fleure dans leurs propos.

A moins que la dureté de la vie n’ait endurci les coeurs. Pour une voisine, «il a toujours été là. Des fois, j’envoie ma fille lui donner du thé et de l’eau». On est tenté de dire qu’un chien est mieux traité dans ce village que cet homme, rendu à la primitivité malgré lui. Qui s’occupait de lui? Personne. Il a un frère sur lequel les soupçons ont très vite été mis en avant.

La loi du talion

Mais ce frère voulait, selon ses dires, éviter à son frère de commettre le pire. C’est que derrière ce traitement inhumain, cette justice faite par les humains à l’un de leurs proches, sans procès, sans sommation, il y a une affaire de terre. Et qui dit terre dans le monde rural, dit argent. Et possibilité de meurtre, si le besoin s’en ressent. Ahmed doit donc s’estimer heureux qu’on ne l’ait pas zigouillé et jeté dans un puits.

Dans le douar, on nous raconte que pour moins que cela, des destins ont été décimés. Et des vies fauchées. C’est comme ça. Et pas autrement. Tout remonte à quinze ans. Ahmed gérait la propriété d’un notable. La vie était facile. Le bonhomme avait des rentes et vivait très bien. Il était respecté des siens. Comme on l’est quand on a de l’argent dans le bled. «Ahmed avait tout. Il était un homme très respecté et apprécié de tous. Puis il y a eu ce problème quand il a tout perdu», raconte un homme du bled, qui l’a connu à cette période de faste. Un jour, la roue du destin a tourné.

Injustice humaine

La terre a été vendue à une personne de Casablanca. Ahmed refuse alors de quitter les lieux. Ce n’est pas sa terre. Dans le cadastre, elle porte le nom de quelqu’un d’autre. Lui ne faisait que fructifier les biens que la terre pouvait prodiguer. Il en vivait. En faisait vivre d’autres.

Mais là, le nouveau propriétaire décide de changer la donne. Ahmed s’obstine. «Il est devenu intenable. Très violent. Il ne voulait pas céder la terre à ses propriétaires. Son  frère a tout essayé pour le calmer. Mais rien n’y faisait», explique un vieux monsieur du douar. Les témoignages versent tous dans le même sens.

Ahmed a viré de bord. Il a tout bonnement accusé le coup. Du jour au lendemain, il passe d’un homme d’influence à “monsieur je n’ai rien”. C’est une injustice pour lui. Et rien ni personne ne peut lui faire entendre raison. «Il commençait à jeter des pierres sur les passants, se bagarrait avec tout le monde, alors son frère a décidé de le ligoter», confesse une vieille dame du coin. Autrement dit, le douar a fait sa propre justice. Tout le monde a consenti, en silence, par un accord tacite, qu’Ahmed méritait les chaînes aux pieds. Personne n’a trouvé inhumain le traitement infligé à cet homme qui a toujours vécu au milieu des siens. D’ailleurs, certains disent même que c’est le frère qui a récupéré les terres que labourait Ahmed.

Les années passent. Les jours s’accumulent. Ahmed perd de plus en plus le sens des réalités. Il croupit avec une djellaba déchirée sur ses épaules amaigries. Il mange peu. Il boit peu. Il dort mal. Il a une fine couverture éculée qui devrait le protéger du froid. Les sacs de poubelles, les sachets en plastique éventrés, les matières fécales des chiens jonchent le sol tout près de lui. L’espèce de chambre au milieu du champ qui lui sert d’abri menace ruine.

Frères d’armes

Le toit se détachait de la structure. Pas de fenêtres. Pas de porte. Juste trois ouvertures. Qui le rattachent au dehors. Les saisons ont défilé devant ses yeux embués, mais personne n’a décidé de mettre un terme à la torture. Aucune assistance à personne en danger.

Curieux, tout de même, que même les autorités n’aient jamais entendu parler de cet homme séquestré dans un douar voisin.

Le silence est ici une loi qui le sent quand les riverains prennent la parole pour témoigner. Ils esquivent les réalités, disent le strict minimum et en gardent beaucoup sous le manteau. Ici, on ne s’avance pas. Ici, on ne veut pas de problèmes. Tant pis pour Ahmed, qui aura vécu l’enfer à ciel ouvert pendant quinze ans. Pourtant, tout le monde invoque Dieu et prie pour lui aujourd’hui. Comme une plaisanterie de mauvais goût qui a été démasquée par le hasard, la vie de cet homme a été détruite.

Aujourd’hui, c’est une enquête minutieuse qui doit être menée pour rétablir les faits. Il y a bien un responsable derrière ce qui est arrivé à cet homme. On le sent d’ailleurs chez les habitants du douar qu’une certaine peur trahit. Ils savent qu’ils auraient dû parler. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont sacrifié un humain pour la tranquillité du village. Et le frère dans tout cela? Il se mure dans un silence pieux. Il doit expliquer à tout le monde comment il n’a pas emmené son frère, jugé par lui comme “fou”, à l’hospice du village voir au moins une infirmière, faute de le prendre en main et le faire admettre dans un centre spécialisé.

Les secrets de famille sont impénétrables. On le sait. Mais quelle que soit la faute d’Ahmed, personne n’avait le droit de le mettre aux arrêts, les pieds cadenassés, comme une bête malade dont on attend la fin. De nombreuses questions restent dans l’ombre pour le moment. Et quelqu’un est obligé d’apporter des éléments de réponse.

Aujourd’hui, transféré à l’hôpital Mohammed V d’El Jadida, pour recevoir les soins nécessaires, Ahmed peut-il retrouver sa vie? Va-t-il guérir? Retrouver la parole? Recouvrer sa sante mentale? Rien n’est moins sûr. Ce qui demeure évident, pourtant, c’est que les humains peuvent pousser l’horreur à ses confins les plus extrêmes, en toute quiétude