Mon ami est écrivain et
il connaît le pouvoir absolu des mots. Alors, il en use avec beaucoup de
parcimonie. Mais quand il est en goguette, il fait ce qu’il appelle son « orgie
verbale ». Mon ami me convie à partager son apéritif sur fond de Chet Baker et
de Tom Waits.
Au moment où l’on écoute “Hard Attack and Wine”, il se lève et
regarde par la fenêtre la grisaille du jour finissant. Au bout de quelques
minutes que je pensais être la manifestation de ce dur moment que vivent tous
les célibataires entre chien et loup, mon ami se retourne, l’œil un peu humide
et se lance : « Aimer quelque chose ou quelqu’un et l'embellir, c'est tout
un. »
Il n’attendait pas mon commentaire pour continuer sur sa lancée. Il était
déjà entamé ce chemin qui mène l’homme à des profondeurs ou des surfaces
connues de lui seul. Il n’avait qu’à faire bouger sa langue au fond de sa
bouche pour que ses lèvres laissent échapper tant de choses. “Jersey Girl” est
une magnifique ballade de Waits avec sa voix de Chevrolet cabossée. J’aime
cette chanson.
Mon ami ne le sait que trop. Il met sa voix sur celle de Waits
et il entonne sa propre chanson : « Parmi mes croyances immuables, il
y a une ligne sinueuse qui se refuse à toute droiture ». Le début du grand
déballage devant le seigneur prend forme. Et plus rien au monde ne peut l’arrêter.
« Je crois à l'amour, je crois à la beauté, je crois à la justice, je crois
malgré tout que sur cette terre le bien l'emporte sur le mal et que les hommes
créeront Dieu ».
Comme un idéal de sacralité. Et rien de plus. Je ne dis
pas un seul traître mot. J’attends. Et j’écoute…
Quand on réfléchit
longuement, on arrive immanquablement à quelque solution ou résolution. Les
nuits blanches étant les plus propices aux grandes révélations.
Elles valent
dans un sens tant de religions.
On y perd sa foi, comme on y retrouve d’autres
voies de salut. Parmi celles qui ont trouvé écho dans mon esprit, celle-ci :
la grande prétention au bonheur est l'énorme imposture.
C'est cette obsession
qui complique toute la vie. Celle-là même qui rend les gens si venimeux,
crapules, imbuvables.
Par moments, je suis convaincu qu’il n’y a pas de
bonheur dans l'existence. Il n’y a que des malheurs plus ou moins grands, plus
ou moins tardifs, éclatants, secrets, différés, sournois... avec lesquels
on s’arrange du mieux que l’on peut.
En définitive, il est vraisemblable que l’on
ne soit que des comparses de notre propre existence. La vie nous dépasse de
loin et son sens caché nous mène au gré de ses intempéries. Le peu de subtilité
que l’on met dans le regard que l’on porte sur sa propre vie est souvent une
volonté de dernier souffle pour survivre.
Quand je traverse la nuit, il arrive
que je touche de la main des bribes de certitudes sous forme de
questionnements.
Comme cette parenthèse avec l’incertain.
Laisse-moi te
demander, cher ami, me dit-il, sans attendre l’esquisse d’une velléité de réponse,
laisse-moi te demander une chose : « de tout ce que nous faisons ici, dans
cette vie, toute la sainte journée, qu'est-ce donc qui mène quelque part ?
Qu'est-ce qui nous donne quelque chose, j'entends quelque chose de vrai, tu
comprends ? Le soir, on sait que l'on a vécu un jour de plus, que l'on a
appris ceci ou cela, que l'on a suivi l'horaire, mais on n'en est pas moins
vide, j'entends intérieurement, on éprouve une sorte de faim intérieure...
N’est-ce
pas le cas pour toi ? Suis-je différent au point de vivre cela presque
constamment et sans répit. Ou est-ce, comme je le pense du reste, le lot de
tous, à différents degrés ? » Ce qui demeure sûr, c’est que quand le soir
tombe, il y a toujours quelques instants qui ne ressemblent à rien d'autre… Je
voudrais aussi t’inviter à méditer sur cette idée qui est en fait le fruit d’une
introspection qui, à la base, était destinée, au « Manuscrit », mais
qui, faute d’avoir développé le personnage de Selma, j’ai laissé de côté pour
mon roman actuel, intitulé, comme tu le sais, « Amours ». (Mon ami ne fait rien
d’autre dans la vie qu’écrire.)
La pensée est la suivante : le sentiment
de n'être pas compris du monde et le fait de ne le point comprendre, loin
d'accompagner simplement la première passion, en sont l'unique et nécessaire
cause. Et cette passion elle-même n'est qu'une fuite où être deux ne signifie
qu'une solitude redoublée. En somme, l’amour entre deux personnes est-ce une plénitude,
un vide, une vacance de soi dans l’autre ou une recherche de fuite ?
Bref,
les idées fusent et les propositions que l’on se fait à soi sont légion. Et la
vérité dans tout ceci ? Je crois pouvoir dire sans ambages que la vérité
est inexistante.
C'est une chose bien étrange que les pensées. Elles ne sont
souvent rien de plus que des accidents qui disparaissent sans laisser de
traces, elles ont leurs temps morts et leurs saisons florissantes.
C’est de la
sorte que je les conçois, que je les appréhende et les vis.
Les pensées sont
volatiles. On peut faire une découverte géniale et la voir néanmoins se faner
lentement dans vos mains, telle une fleur. La forme en demeure, mais elle n'a
plus ni couleur, ni parfum. Mais où est passée ma certitude d’il y a un instant ?
C’est à peine si je peux jurer qu’elle avait droit de cité, il y a un clin d’œil
de cela ! ! C'est-à-dire que l'on a beau s'en souvenir mot pour mot,
que sa valeur logique peut bien être intacte, elle ne rôde plus qu'à la surface
de notre être, au hasard, et sans nous enrichir.
Que s’est-il passé ? C’est
quoi ce processus qui délimite les parois de l’esprit et fait que les idées qui
naissent de nous disparaissent dans leur conviction ?
Ce qui arrive
parfois, (tu as dû vivre cela) c’est qu’il faut attendre jusqu'à ce que
revienne soudain - quelques années plus tard peut-être - un
moment où nous prenons conscience que dans l'intervalle, même si notre logique
a paru en tenir compte, nous avons complètement négligé sa présence.
La présence
de l’idée qui est née et qui a fait son propre voyage en dehors de nous mais
emportant des pans entiers de notre moi le plus secret.
Ce que je déduis de
tout cela ? peut-être qu’il faut apprendre à éprouver la vie comme un long
glissement calme. Au moment où l'on y parvient, on est aussi près de la mort
que de la vie.
Entre la vie que l'on vit et celle que l'on sent, que l'on
devine, que l'on voit de loin, il y a cette frontière invisible (tracée autour
de l'homme), telle une porte étroite où les images des événements doivent se
faire aussi petites que possible pour entrer en nous… Evidemment, toutes ces
lignes ont à voir avec ce que je vis et ce que le cours des jours m’offrent comme
viatique pour l’existence.
Quand mon ami prononce ces mots, j’en déduis qu’il
en est à la fin de sa parenthèse en forme de dialogue monologué. Je n’avais
aucun besoin de dire à mon ami que ce qu’il disait était ma vie aussi vue sous
un angle autre. Il le savait et parlait pour deux. Il appelle cela dans son
jargon la disponibilité de l’écrivain. Parole qui m’a toujours arraché un
sourire confus pour des raisons multiples.
Mais bon, comme dirait toujours mon
ami, il faut bien que quelqu’un parle un jour au nom des autres et quand il ne
trouve pas d’échos, il fera comme le Zarathoustra de Nietzsche, il s’éclipse en
attendant de nouvelles oreilles prêtes à l’écouter. Ce soir-là, j’ai fait
office d’une grande oreille pour cet ami qui boit à la source de la vie comme
Jean-Baptiste sur les flots de la mer morte.
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