mercredi 6 mai 2015

“Les Territoires de Dieu”, une giclée de talent

 Par Reda Dalil

Avec ce premier roman, Abdelhak Najib s’impose comme une valeur sûre de la littérature marocaine francophone. Une perle, on vous dit !





C'est une fulgurance, une giclée de talent et de colère. «Les Territoires de Dieu», premier roman du journaliste et désormais écrivain Abdelhak Najib, est, sans conteste, l'évènement littéraire de l'année. L'auteur use d'une langue d'un autre monde pour narrer les péripéties de ses amis du mythique Hay Mohammadi. Un roman d'initiation dont on défie le lecteur de trouver un équivalent dans la littérature marocaine contemporaine. C'est une bourrasque givrée qui vous prend à la gorge dès la première ligne. Najib s'empare du lecteur avec sa prose vitaminée, super-rythmée, alliant des influences reconnaissables (Bukowski, Sartre, Walt Whitman, William Styron) à un cachet personnel d'une très grande facture. L'écriture de Najib agit telle une morsure de scorpion inoculant un poison addictif, une sève terriblement efficace. Métaphores qui déchirent la page, confidences intimes qui titillent les sens, tous les sens, mécanique narrative impeccable… Cerise sur le gâteau, outre un style ravageur, «Les Territoires de Dieu» distille un humour corrosif, simplement jouissif. On assiste à la genèse de personnages issus de l'asphalte, de la bastonnade, des parties de football musclées. On accompagne ces fleurs du bitume sur les décombres d'ambitions avortées. L'éveil à la concupiscence, thématique sous-jacente du roman, résulte sur des pages touchant à l'immanent, sublimes, décrivant, avec un souci de justesse mêlée à une poésie flamboyante, la découverte du corps de la femme, ronde, enveloppée, désirable. La prosodie de Najib, sa rythmique, rappelle «Meursault, contre-enquête» de Kamel Daoud, roman finaliste du dernier Prix Goncourt. Tandis que Daoud raconte les affres du colonialisme, Najib plonge dans les abîmes d'un colonialisme de la pensée, d'un mot d'ordre cosmique frappant de sa fatalité les natifs du quartier : Vous ne réussirez point. Au fil du livre, le narrateur, brillant, ambitieux, bataille contre cet impératif de l'échec, refuse de ployer sous le joug de ce Léviathan synonyme d'une stagnation sociale annoncée. Alors, il multiplie les petits boulots, colle des bouts de pellicules les uns aux autres, facture des séances de cinéma, invite ses «ouailles» à se lustrer les mirettes devant les courbes incendiaires d'une actrice X. Le malheur du narrateur, en somme, c'est d'avoir tout compris avant les autres. D'avoir saisi que L'Hay est, en même temps, un point de départ et un Terminus, un cercle fermé, une boucle sans fin, digérant l'excellence comme la médiocrité dans le hachoir de la platitude. «Les Territoires de Dieu» est un roman hors-norme, asséné avec la truculence d'une plume qui, du génie, a puisé l'impétuosité, et, de la condition humaine, le réalisme cru de ceux qui de rien ne sont dupes. Un premier texte étincelant. A lire d'extrême urgence.


Extrait : Les Territoires de Dieu




Pourquoi souffre-t-on ? Certains trouveront la question d’une niaiserie inqualifiable ! D’autres n’y répondront pas. Moi, je tente ma chance, ce qui est aussi mon salut. On souffre parce qu’on vit m’a un jour sorti Youness en pleine crise de larmes. On devait avoir quatorze ans ! Et la douleur n’avait déjà plus de secrets pour nous ! La vie ne serait-elle que cela : une souffrance enjolivée sous le soleil du seigneur ? Une plaie dorée au plomb des autres ? Ceux qui nous agitent, nous traquent, nous aiment, nous délaissent, nous font toucher le paradis et l’enfer. Et après ils nous disent droit dans les yeux, qu’on est ici de passage pour goûter à la douleur prodiguée par Dieu en personne ? Hassan, qui était le plus coriace d’entre nous, avait une théorie très particulière sur la souffrance. Avec Hassan, la souffrance avait pris une dimension presque prométhéenne, je dis bien presque parce que contrairement à Prométhée, qui d’une certaine façon, s’est fait une raison pour l’acharnement de Zeus et de toute la clique de l’Olympe, Hassan, lui, est resté incapable d’expliquer ce que le bon Dieu lui voulait. Pourquoi autant d’épreuves pour une seule vie, se demandait-il ? Une litanie qui revenait à chaque fois qu’on sirotait le thé à la menthe, tard dans la nuit devant le magasin désaffecté et plein de rats de Khalid, notre voisin. Hassan ponctuait chaque gorgée d’un beau chapelet sur l’existence. Et voilà que les comptes à régler avec la vie refont surface, encore une fois. Et vas-y pour une nuit de plus où on devait refaire le monde comme si nous en étions responsables. Il faut dire que nous étions rebelles jusqu’à un degré effroyable (…)
Qu’est-ce que j’attends de la vie, se demandait Hassan comme s’il parlait tout seul et il ne fallait pas risquer une réponse à sa place pour lui venir en aide. Il te sortait un cri qui faisait réveiller les voisins : « Qu’est-ce que t’en sais enfoiré ? Les voix du mal, comme celles du seigneur, sont impénétrables ». Et c’est reparti pour un rire démoniaque histoire d’éviter les larmes et esquiver le destin.

Les Territoires de Dieu, Abdelkhak Najib, Editions Les Infréquentables, 182 pages, 80 dirhams 

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