lundi 10 août 2015

Les Territoires de Dieu d’Abdelhak Najib : Un roman sur les marginaux ou le retour de la littérature des « gueux »

Par Mounir SERHANI    
Agrégé et poète

Journaliste, critique d’art et de cinéma, Abdelhak Najib a publié tout récemment son premier roman dont le titre s’égale à une trouvaille géographique qui situe le roman dans un lieu de nulle part, savoir les territoires appartenant à Dieu. Ce choix est d’ores et déjà battu en brèches le long des 182 pages d’un roman dense et compact. La connotation religieuse et sacrée débouche in fine sur un discours on ne peut plus blasphématoire qui donne, soudainement, sur l’inanité et la vacuité, emblématisées conjointement par une frasque foisonnante des personnages archétypaux dont l’existence est à la fois éparse et tragiquement inéluctable. En effet, le tragique s’illustre par un procédé narratologique à même de traduire ce tohu-bohu énonciatif dans lequel baigne la trame, à savoir la polyphonie intensifiée jusqu’à l’ambigüité. Tout comme le thème de la déperdition qui structure le récit, en filigrane, voire même en douceur empoisonnée. Néanmoins, le profil du narrateur-personnage reste polymorphe et subtilement insaisissable.
C’est un roman à vocation picaresque, une initiation à l’envers, où le sacré se trouve carrément profané et le grossier côtoie le mystique. C’est, encore plus, une plaidoirie au profit des bannis, des exclus et des parias, érigés toutefois en saints et prophètes dans des territoires où Dieu est un grand nonchalant et absentéiste. Dieu, nous dirait le « je » narrateur et personnage, s’abstient d’intervenir dans la misère quotidienne des petites gens, comme s’il n’était nullement intéressé par ce territoire de no man’s land délaissé et délibérément écrasé par cette transcendance écrasante. Le néant est en effet cette entité récurrente qui se cache cyniquement derrière un malaise collectif sempiternel. Le héros de ces Territoires est placé sous le signe de l’errance et de la rébellion. Il est dévergondé, hirsute, sadique, amoral, mais bon vivant et fidèle à son quotidien ingrat, versatile et fastidieux. Ce « je » immensément cultivé, calé en littérature et en philosophie, s’engage dès l’entrée de jeu à relater la vie de ces hommes qui ont peuplé les coins perdus de son passé, ces hommes et femmes qui ont bercé son enfance. L’acte d’écrire devient donc un hommage rendu généreusement à ces marginaux de l’Histoire qui acquièrent toutefois une grandeur inestimable vouée à l’oubli à cause du rejet que leur promet une société fondée sur le mensonge, l’hypocrisie, l’arnaque, l’incompétence et l’exploitation.
Ce roman donne la parole à des personnages qui transcendent les attentes lectorales dans la mesure où l’on n’est guère habitué à un banni qui se place dans le devant de la scène pour se faire passer pour un porte-parole de la communauté des antihéros. Certes, la littérature mondiale a connu de tels déplacements étonnants et imprévisibles, comme dans Le Tambour de Günter Grass, Homme Invisible de Ralph Ellison ou encore Voyage au bout de la nuit de Céline, mais il n’en demeure pas moins qu’Abdelhak Najib revisite, à sa manière, ces poncifs donquichottesques qui se servent d’un regard en contre plongée vis-à-vis des autres et surtout par rapport à la doxa. D’ailleurs, les épigraphes qui ouvrent les différents chapitres des Territoires de Dieu témoignent de la réhabilitation de ces classes maudite, voire même jetées dans les oubliettes de l’Histoire collective (Sade, Rimbaud…). L’incipit du roman lui-même est entamé sciemment par un discours pointilleux sur les ruines et sur la dépravation : « Ma vie entière s’est déroulée dans un périmètre très réduit nommé bloc El Koudia à Hay Mohammadi. On aurait pu tout aussi bien baptiser ce bout du monde : la colline des hautes solitudes. Mon territoire se dessinait alors autour de quelques pâtés de maisons, une centaine de visages inoxydables, des noms héroïques qui revenaient souvent comme ceux du Coran pour nous rappeler qu’avant nous, ont vécu des hommes ici même, des hommes qui ont construit cette parcelle de terre portant nos pas à tous ». Une telle entrée in medias res est à même de nous situer dans l’ambiance générale qui regorge de personnages dont le destin serait bel et bien indubitablement tragique. Et la galerie de commencer : Ayoub (dont le prénom connote patience et persévérance, un fervent islamiste radical et un trafiquant de drogue, en même temps), Aziza (une fine connaisseuse des hommes et une prostituée aguerrie qui exerce son métier avec pragmatisme et sang froid), Raouf (dont le prénom désigne littéralement la pitié, pourtant il est surnommé « brûleur de rats » et « le saint patron des insultes »), Si Ahmed le criminel, Rahma, ce personnage féminin qui défend sa fille contre son violeur et finit en prison, Amal cette femme mentor qui apprend à l’enfant la philosophie du corps et les rouages du plaisir (« Amal m’a tendu une main fragile qui a ouvert pour moi les portes du paradis »),  comme Malika qui ne cesse d’être son initiatrice au corps et à la chair, Myriam, la donneuse d’eau en serait le contre exemple car elle garde encore sa pureté de vierge et ses croyances de fidèle visiteuse des tombes, Hassania l’allumeuse vétérane et la voyante calamiteuse du quartier(Christ sans croix), Chouaib, ce baume consacré aux problèmes les plus récalcitrants du groupe, et l’incontournable Alia, cette fille de joie hissée au rang des saintes sur terre d’autant plus qu’elle aide tous ces démunis des Territoires, Ali cet adulte précoce qui détient une philosophie inouïe dans son rapport à Dieu et à l’au-delà, Youness le polyglotte, Adam le conteur imbattable (image de l’écrivain), Khalid le jeune voyageur vers l’autre vie, vers la transcendance, cette échappatoire encore possible, et le misogyne juré, Arroub, Hajiba, Aicha, Hanane, Jamal, Selma… Nombreux sont ceux et celles qui appartiennent à cette « cohorte heureuse de Dionysos ». Il nous serait donc inaccessible d’en faire l’analyse exhaustive.                
         Opter pour un narrateur enfant est un subterfuge subtil qui permet de franchir le seuil du mystère féminin et d’accéder aux espaces interdits aux adultes. Le regard d’enfant traduit également cette naïveté puérile où il se trouve inexorablement pris en otage tout comme l’adulte qui est bien évidemment taraudé par sa propre mémoire à tel point qu’il s’empoisonne la vie personnelle (délire, hallucinations et introspection). Il s’agit donc d’un personnage qui s’oublie perpétuellement et volontiers dans le travail (l’amour de l’argent et les petites choses à vendre) et surtout dans la cécité charnelle (la concupiscence).
         Par ailleurs, le « je » représente, en l’occurrence, une entité différente des autres, c’est-à-dire ses semblables, parce qu’il est anticonformiste et particulièrement rebelle à la doxa. Même l’espace qu’il habitait, en compagnie de ses amis malfatrats, est lui-même révélateur de cette traversée de désert qu’ils menaient douloureusement, un no man’s land appelé, entre autres, La Croix (un lieu de croisement mais aussi de crucifixion) propice à la Passion des marginaux, au sens chrétien du mot). Le personnage dit Momo n’est, parallèlement, qu’une métaphore de la résistance et de la déception. Il s’agit dans ce roman d’un absurde camusien qui, de par le je-m’en-foutisme structurel, parcourt, en filigrane, toute l’œuvre. Le lecteur se trouve indubitablement dans un monde contre-utopique où le bonheur n’est, le cas échéant, que factice et l’espoir falsifié vécu à même une terre désolée (« cette parcelle des terres de Dieu »). Un tel territoire est dédié aux survivants dont l’amour est la seule puissance salvatrice de la misère quotidienne, voire même intrinsèque et éternelle.
         L’amour passe par ses différentes phases classiques, comme il les a décrites Stendhal dans son traité intitulé De l’amour : la cristallisation- la décristallisation. En effet, l’amour d’Amal a rendu le personnage-narrateur à la fois mature et initié : « la vie nous donnait pour l’instant son suc le plus secret et qu’il ne fallait jamais gâcher cela avec des mots », « …et je me sentais aussi grand que mon frère aîné… », « Amal … se contentait… de m’ouvrir la voie du salut ». Cette fascination disparait entièrement et est substituée par une douleur viscérale quand l’amoureux est cruellement transi et du coup délaissé : « Amal est partie me laissant dans le trou d’où elle m’avait sorti, il y a des années, avec le même sourire ». Le monde est désormais dépeuplé et la passion amoureuse devient comme par enchantement le vecteur de délinquance. En sus de sa dimension platonique, l’amour est intrinsèquement lié à la chair, notamment dans son rapport fétichiste à Malika : « La plus grande feria du corps a été vécue entre les cuisses de Malika, les lèvres mouillées de son nectar, la tête enveloppée dans un dédale de fraîcheur, de chaleur, d’amour, d’envie, de désir, de crainte et de gloire ». Ceci dit, cette description mystificatrice de la jouissance charnelle n’exclut aucunement le fait que le plaisir est souvent commis également dans des endroits marginaux, voire même malsains, à savoir les toilettes. Le récit profite ainsi de ses aphorismes pour nous présenter l’amour en tant que « seul viatique », le corps comme « l’unique sens de la vie ».   
         Dans tout le magma rétrospectif, le narrateur exprime ouvertement son vœu de véracité et d’authenticité. Il promet de raconter le hic de sa vie : l’errance. Pour ses personnages nietzschéens, « les amis de la vie », « errer est le fin mot de la vie ». En plus de ce poncif picaresque, l’inconvénient d’être né est un autre thème qui nous rappelle ad hoc Emil Cioran, mais cette fois la lucidité est bel et bien mise en relief. La nuit est effectivement un moment de damnation et de fièvre existentielle : « Bordel… puisqu’Il est partout, pourquoi il n’a pas pris ma défense ? ». C’est pour dire que le blasphème est un acte de révolte nocturne et quasiment quotidien par lequel les personnages extériorisent leur mal, leur douleur et leur rancune. Celle-ci est des fois portée contre les êtres les plus proches tels que cette mère violente qui contraste avec la figure paternelle tendre et douce (contrairement au cliché consommé du père tyran en chair et en os fort présent dans la littérature marocaine : « Mon père était toute ma vie et je ne la voyais pas continuer sans lui »). En somme, la vie ici-bas est plus tortionnaire que tous les enfers décrits minutieusement dans les textes sacrés, partout édulcorés.       
En tant que romancier, on pourrait dire qu’Abdelhak Najib y habite en conteur vétéran aguerri et maitrise ainsi cette espèce d’enfilade narrative susceptible de nous apprendre- nous lecteurs- que le récit abandonne subtilement la « poéticité » outrée ou du moins gratuite. Toutefois, ce même récit se nourrit du rythme narratif suivi, rapide, et même acharné, comme si le narrateur se coupait délibérément le souffle ou, mieux encore, voulait s’extraire un fardeau lourdement étouffant. Noir sur blanc, cécité sur silence. C’est dire que le scribe s’invite pour polir les contours. A rebours de la tentation d’un enfermement dans l’enceinte prétendument absolue du genre romanesque, Najib met sans doute en avant « l’intériorité » de son personnage. Simultanément, il vit de « tout ce que les autres ne savent pas de lui », comme disait Peter Handke. Et l’épanchement de revêtir les traits distinctifs d’une psychothérapie urgente. La parole semble porteuse d’une ambition se voulant de la façon particulière d’être au monde. Thériaque à même d’embaumer des plaies abyssales. Dieu en est le leitmotiv hantant l’esprit du jeune homme, fragile et visiblement sensible. Son temps parait s’arrêter à l’autel de cet être absolu et fatal, et son espace se rétrécit jusqu’à l’asphyxie. Il est, remarquons-nous à vue d’œil, un être conscient de son non-être parce que ce fantôme, aussi invisible soit-il, anime ses cauchemars et bouleverse ses moments les plus intimes. Même ses rapports amoureux, notamment ses coïts dérobés, se consomment sous l’emprise des yeux omniprésents, toujours aux aguets. N’oublions pas que son personnage est cultivé, amoureux de la poésie et de la littérature. Il est donc au centre, et préfère, néanmoins, la marge. Un picaro de la ville ; un héros de la périphérie où il se ressemble paisiblement. L’être ne cèderait point à l’avoir. Pourquoi donc ? Parce que, tout simplement, ce dit cultivé est factice et ne saurait à aucun moment endosser ni le code formel de la morale ni le masque d’un enfant éduqué prisé par les professeurs à l’école. Nous nous trouvons devant un personnage nonchalant, mais rétif aux systèmes qu’impose l’institution et révolté, quoique silencieusement, contre les stéréotypes réducteurs de la société et de la religion. De surcroît, il est l’incarnation du personnage tragique conscient de son destin et voulant détenir la vie en main : « Quand on atteint ce stade de malédiction, toutes les merdes se ressemblent ». Cependant, il existe des choses minimes susceptibles d’être d’une grande catharsis pour un tel être maudit (le foot- le cinéma) : « Tout ce fatras de vies disloquées autour d’un ballon en plastique, courrait derrière une once de liberté, un filet de lumière qui nous disait que malgré tout, nous étions les maitres du monde ». C’est pourquoi le texte regorge des ces images péjoratives de Dieu en le rétrogradant au statut d’un être ordinaire, et même rejeté par le quatuor des voyous. Dieu est ironiquement taxé de nonchalance et de passivité même dans les détails les plus dôles tels que les brûlures annales causées par la sauce piquante. Le jeune homme se dresse au final comme un leader déchu qui se compare lucidement au Créateur, un guide spirituel à même de sauver toute une génération rien que par des films pornographiques montés à sa guise et favorisant ainsi une masturbation aguerrie à tous les adolescents du quartier ! Comme si le Bon Dieu donnait le feu vert pour le grand déballage sexuel !
Le dernier chapitre des Territoires de Dieu est placé sous le signe du testament dans la mesure où il y existe une double dimension, sisyphienne et prométhéenne par le biais d’un ensemble de maximes aussi noires que celles de Lautréamont, de Sade et de Kafka : « Oui, le paradis. La plus grande supercherie qu’on ait inventée depuis que les hommes crèvent sur terre », « Si Dieu existait, il devrait au moins envoyer un millier de prophètes dans notre quartier et que tous seraient des prophètes enfants, âgés de six à quatorze ans ». Tout est remis en péril : Dieu, la virilité de Dieu, les femmes –urinaires, les paradis artificiels, l’enfance mature, la chair salvatrice… 
Autrement dit, son désir est inévitablement double : une volonté d’immersion, de participation à la plénitude bariolée du monde et un fantasme naïf, enfantin d’ériger ses amis d’enfance en saints et en martyrs. Savoureuse aventure, mélange de rêverie et de pensée, Les territoires de Dieu frôle les visions noires et subversives, toutes nuances gardés, de Nietzsche, Sade et Cioran, dans leur existentialisme mélancolique qui coupe à la racine les illusions poussant aussi leurs idées jusqu’au « gai désespoir ».


                                            






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