jeudi 31 janvier 2013

Le séquestré de Zaouiat Sidi Smail

Ahmed, la cinquantaine, a passé quinze années ligoté et jeté au milieu des détritus. Dans une baraque abandonnée, il a été contraint à vivre avec les chiens errants, privé de tout ce qui fait un humain. 



Le regard hagard. Une bouche torve. Une chevelure hirsute. Les traits tirés par le manque. Le teint gris vert. Ahmed, à sa sortie de la pièce délabrée, au milieu des champs, n’arrive pas à se mettre debout. Ses pieds sont ligotés par des chaines en acier et un cadenas. Il n’a plus d’humain que l’apparence. La peau est noircie par la saleté accumulée durant des années. Les ongles des mains et des pieds sont très longs. La barbe, blanchie par la rudesse des jours, colle à des joues émaciées. Ahmed n’arrive pas à parler. Il n’a pas ouvert la bouche depuis quinze ans. Normal, il a vécu, séquestré, seul, dans un lieu retiré, à 6 kilomètres du village de Zaouiat Sidi Smaïl, à El Jadida. Il n’a eu que de très rares occasions de voir des humains passer la tête par l’ouverture de la baraque sans porte, pour lui jeter de l’eau et du pain rance. Canicule, froid glacial, Ahmed est là, sans toit ou presque, à peine vêtu de vieux haillons qui tombent en morceaux.

Condition humaine

Comment un homme est-il tombé aussi bas? Pourquoi a-t-il été enchaîné? Par qui? Pourquoi les habitants du village ont-ils laissé faire? Ce qui frappe d’emblée, ce sont les témoignages des uns et des autres. Les riverains racontent quinze années de la vie d’un de leurs semblables comme ils parlent du beau temps qui perdure. Aucune compassion ne fleure dans leurs propos.

A moins que la dureté de la vie n’ait endurci les coeurs. Pour une voisine, «il a toujours été là. Des fois, j’envoie ma fille lui donner du thé et de l’eau». On est tenté de dire qu’un chien est mieux traité dans ce village que cet homme, rendu à la primitivité malgré lui. Qui s’occupait de lui? Personne. Il a un frère sur lequel les soupçons ont très vite été mis en avant.

La loi du talion

Mais ce frère voulait, selon ses dires, éviter à son frère de commettre le pire. C’est que derrière ce traitement inhumain, cette justice faite par les humains à l’un de leurs proches, sans procès, sans sommation, il y a une affaire de terre. Et qui dit terre dans le monde rural, dit argent. Et possibilité de meurtre, si le besoin s’en ressent. Ahmed doit donc s’estimer heureux qu’on ne l’ait pas zigouillé et jeté dans un puits.

Dans le douar, on nous raconte que pour moins que cela, des destins ont été décimés. Et des vies fauchées. C’est comme ça. Et pas autrement. Tout remonte à quinze ans. Ahmed gérait la propriété d’un notable. La vie était facile. Le bonhomme avait des rentes et vivait très bien. Il était respecté des siens. Comme on l’est quand on a de l’argent dans le bled. «Ahmed avait tout. Il était un homme très respecté et apprécié de tous. Puis il y a eu ce problème quand il a tout perdu», raconte un homme du bled, qui l’a connu à cette période de faste. Un jour, la roue du destin a tourné.

Injustice humaine

La terre a été vendue à une personne de Casablanca. Ahmed refuse alors de quitter les lieux. Ce n’est pas sa terre. Dans le cadastre, elle porte le nom de quelqu’un d’autre. Lui ne faisait que fructifier les biens que la terre pouvait prodiguer. Il en vivait. En faisait vivre d’autres.

Mais là, le nouveau propriétaire décide de changer la donne. Ahmed s’obstine. «Il est devenu intenable. Très violent. Il ne voulait pas céder la terre à ses propriétaires. Son  frère a tout essayé pour le calmer. Mais rien n’y faisait», explique un vieux monsieur du douar. Les témoignages versent tous dans le même sens.

Ahmed a viré de bord. Il a tout bonnement accusé le coup. Du jour au lendemain, il passe d’un homme d’influence à “monsieur je n’ai rien”. C’est une injustice pour lui. Et rien ni personne ne peut lui faire entendre raison. «Il commençait à jeter des pierres sur les passants, se bagarrait avec tout le monde, alors son frère a décidé de le ligoter», confesse une vieille dame du coin. Autrement dit, le douar a fait sa propre justice. Tout le monde a consenti, en silence, par un accord tacite, qu’Ahmed méritait les chaînes aux pieds. Personne n’a trouvé inhumain le traitement infligé à cet homme qui a toujours vécu au milieu des siens. D’ailleurs, certains disent même que c’est le frère qui a récupéré les terres que labourait Ahmed.

Les années passent. Les jours s’accumulent. Ahmed perd de plus en plus le sens des réalités. Il croupit avec une djellaba déchirée sur ses épaules amaigries. Il mange peu. Il boit peu. Il dort mal. Il a une fine couverture éculée qui devrait le protéger du froid. Les sacs de poubelles, les sachets en plastique éventrés, les matières fécales des chiens jonchent le sol tout près de lui. L’espèce de chambre au milieu du champ qui lui sert d’abri menace ruine.

Frères d’armes

Le toit se détachait de la structure. Pas de fenêtres. Pas de porte. Juste trois ouvertures. Qui le rattachent au dehors. Les saisons ont défilé devant ses yeux embués, mais personne n’a décidé de mettre un terme à la torture. Aucune assistance à personne en danger.

Curieux, tout de même, que même les autorités n’aient jamais entendu parler de cet homme séquestré dans un douar voisin.

Le silence est ici une loi qui le sent quand les riverains prennent la parole pour témoigner. Ils esquivent les réalités, disent le strict minimum et en gardent beaucoup sous le manteau. Ici, on ne s’avance pas. Ici, on ne veut pas de problèmes. Tant pis pour Ahmed, qui aura vécu l’enfer à ciel ouvert pendant quinze ans. Pourtant, tout le monde invoque Dieu et prie pour lui aujourd’hui. Comme une plaisanterie de mauvais goût qui a été démasquée par le hasard, la vie de cet homme a été détruite.

Aujourd’hui, c’est une enquête minutieuse qui doit être menée pour rétablir les faits. Il y a bien un responsable derrière ce qui est arrivé à cet homme. On le sent d’ailleurs chez les habitants du douar qu’une certaine peur trahit. Ils savent qu’ils auraient dû parler. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont sacrifié un humain pour la tranquillité du village. Et le frère dans tout cela? Il se mure dans un silence pieux. Il doit expliquer à tout le monde comment il n’a pas emmené son frère, jugé par lui comme “fou”, à l’hospice du village voir au moins une infirmière, faute de le prendre en main et le faire admettre dans un centre spécialisé.

Les secrets de famille sont impénétrables. On le sait. Mais quelle que soit la faute d’Ahmed, personne n’avait le droit de le mettre aux arrêts, les pieds cadenassés, comme une bête malade dont on attend la fin. De nombreuses questions restent dans l’ombre pour le moment. Et quelqu’un est obligé d’apporter des éléments de réponse.

Aujourd’hui, transféré à l’hôpital Mohammed V d’El Jadida, pour recevoir les soins nécessaires, Ahmed peut-il retrouver sa vie? Va-t-il guérir? Retrouver la parole? Recouvrer sa sante mentale? Rien n’est moins sûr. Ce qui demeure évident, pourtant, c’est que les humains peuvent pousser l’horreur à ses confins les plus extrêmes, en toute quiétude 

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