Il y a de l'inconvenance, de l'immoralité, de
la bassesse à vivre plus de quarante ans! Phrase lancinante pour tous ceux qui
veulent vivre longtemps. Nous avons du mal à comprendre comment un être humain
peut proférer de tels propos. Surtout que la race des hommes est malade de
longévité ! Mais dans la bouche d'un personnage de Dostoïevski, il faut croire
que c'est la logique même de l'existence humaine. Pour ceux qui ont eu des
accointances avec les Possédés, les Karamazov, l'Idiot ou Humiliés et Offensés
et l'incontournable Crime et Châtiment, Stavroguine et sa confession finale
font office de testament pour l'humanité depuis les premiers balbutiements
jusqu'à la fin des temps à moins que les extraterrestres ne viennent donner
raison à Fox Mulder. On est ou idiot, ou humilié ou offensé, baignant dans le
crime attendant le châtiment car possédé. Chacun à sa mesure, certes, mais,
sans complaisance aucune, qui peut se prévaloir d'une autre ossature humaine
éloignée peu ou prou de la vision dostoeïvskienne du monde ? Celui qui tire la
bonne carte, peut lyncher le reste de la race des hommes à coups de pierre, de
machette, de fouet, de boulets de canons et tout l'arsenal diabolique de la fin
des temps. Mais en attendant voyons de quoi sommes-nous faits, plus ou moins.
Tous nous sommes malheureux parce que tous nous avons peur d'affirmer nos
volontés. Il ne s'agit pas de volonté d'ordre mystique telle qu'elle est
déclinée dans la "Volonté de Puissance" de Friedrich Nietzsche ou
dans "Le Monde comme Volonté et comme Représentation" d'Arthur
Schopenhauer. Mais tout bonnement de volonté primale, d'ordre anodin,
journalier, la volonté dite de l'instant comme souffle de vie et contingence
aléatoire de bouffée d'air dans des narines pour faire grossir des poumons.
Oui, la volonté clinique, on va dire.
Si l'homme a été jusqu'à présent si malheureux et pauvre, c'est justement parce
qu'il avait peur d'affirmer le point capital de sa volonté et qu'il en usait
furtivement, comme un écolier. "Je suis terriblement malheureux car j'ai
terriblement peur. La peur est la malédiction de l'homme..." Rien n'est
plus vrai. Et Stavroguine avec Kirilov, justement, mettent la machine en branle
: "Mais, j'affirmerai ma volonté, j'ai le devoir de croire que je ne crois
pas. Je commencerai, et je finirai, et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai.
Cela seul sauvera tous les hommes et, dans la génération suivante, les
transformera physiquement ; car dans l'état physique actuel, j'y ai longtemps
réfléchi, l'homme ne peut en aucun cas se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché
trois ans l'attribut de ma divinité et j'ai trouvé : l'attribut de ma divinité
est ma volonté ! C'est tout ce par quoi je puis manifester sur le point capital
mon insoumission et ma terrible liberté nouvelle. Car elle est terrible. Je me
tue pour manifester mon insoumission et ma terrible liberté nouvelle."
Kirilov ou le suicide philosophique, selon Albert Camus. La liberté de mourir
pour espérer vivre autrement... Cela se tient.
Sous les auspices d'une folie
démoniaque, le plan de Kirilov semble de loin plus important que celui de
Chatov. La dualité mort-liberté devant la vie-vacuité. Chacun de nous pourra,
s'il en a les moyens, trouver son point d'ancrage avant de lever les voiles.
Stavroguine, nous dira son créateur, s'il croit, il ne croit pas qu'il croit.
Et s'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croit pas.
Alors, passons à un autre volet de la vie : la joie et l'enfance. Que sera une
existence privée de joies enfantines dès les premières années ? La question
sonne aujourd'hui comme le glas de toute pseudo-vie livrée à la frénésie du
temps qui fuse à la vitesse du son. Certains êtres humains ne sont jamais
jeunes, et ils demeurent toute leur vie tels qu'ils sont nés. Vieux, morts-nés.
Des spectres qui traversent une lumière éteinte. Ils vivent d'une manière
absolument incolore. Ils s'étiolent. Ils ne connaissent jamais l'amour et
jamais non plus ils n'en éprouvent le désir. Ce sont des pots de fleurs dans
lesquels aucune âme n'a été semée. Mais toute âme humaine croissant normalement
doit débuter par une enfance vivace. Autrement, un point de l'engrenage des
jours rate sa cible. Toute la suite des tours qui seront faits (que vous et
moi, nous appelons la vie et ses instants) toute la suite sera enrouée. Oui,
frappée de rouille. La joie, la légèreté de l'être, l'insouciance. Que peuvent
inspirer ces trois mots ? Pour un ami qui a perdu ses illusions au fil de ses
turpitudes, nous avons tous du plomb plein les ailes. Chaque jour passé à faire
entrer de l'air en nous pour respirer à pleins poumons la vie, nous accumulons
des particules de lourdeur. Au bout du compte, nous sommes enracinés dans la
pesanteur.
Dans quelle mesure jouissons-nous encore de la liberté de penser, dès lors
qu'une prudence naturelle nous conseille de ne pas l'exercer ? Est-ce que nous
avons, ici ou ailleurs, la moindre influence, la moindre action modératrice sur
cette débandade de foules éperdues que nous appelons le cours de l'histoire ?
Peut-être que c'est dans la réponse à cette question que réside la clé des
« chants » pour toucher la légèreté de l'existence. Peut-être qu'en
pesant de tout notre poids sur le cours des choses, nous laissons quelque
lourdeur et nous jouissons, ne serait-ce que pour un instant, d'un état éthéré
de nous-mêmes. Devant une telle saillie sur la non-solvabilité de notre poids
devant l'éternité, je me dis, comme pour me rassurer, que c'est toujours la
même chose : tout ce qui nous arrive s'accorde à notre état d'âme et quand on est
triste, il ne survient que des choses désagréables.
Mais les coups assénés par
mon ami, doublés de ceux de Kirilov et Chatov dans l'ombre de Stavroguine
achèvent mon optimisme. Il ne restait plus que quelques aphorismes de Cioran
pour me dire quel inconvénient d'être né. Mais, cette fois, encore, j'ai tenu
bon face au précipice du nihilisme humain.
Je me dis aussi dans ma lutte contre l'implacable fin du monde que l'unique
effort de l'être humain consiste, peut-être, à se prouver à lui-même qu'il est
un homme, et non un rouage. Même s'il met la main dans un engrenage enfoiré, il
peut toujours, pour peu que la raison lui reste, tirer son épingle du jeu.
Car, à moins d'être un Don Quichotte écervelé mâtiné d'un adorateur de tous les déserts de ce monde, mieux vaut se concentrer sur quelques principes élémentaires de la vie : Il n'y a qu'ici et maintenant qu'on est capable d'agir ; nous sommes de passage et le passage en question est invisible à l'échelle de l'univers ; et surtout nous sommes improbables nous-mêmes pour nous-mêmes. Alors toute velléité de savoir est vaine. Demeure le doute. Et c'est tant mieux.
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