jeudi 31 janvier 2013

Engrenage enfoiré


Il y a de l'inconvenance, de l'immoralité, de la bassesse à vivre plus de quarante ans! Phrase lancinante pour tous ceux qui veulent vivre longtemps. Nous avons du mal à comprendre comment un être humain peut proférer de tels propos. Surtout que la race des hommes est malade de longévité ! Mais dans la bouche d'un personnage de Dostoïevski, il faut croire que c'est la logique même de l'existence humaine. Pour ceux qui ont eu des accointances avec les Possédés, les Karamazov, l'Idiot ou Humiliés et Offensés et l'incontournable Crime et Châtiment, Stavroguine et sa confession finale font office de testament pour l'humanité depuis les premiers balbutiements jusqu'à la fin des temps à moins que les extraterrestres ne viennent donner raison à Fox Mulder. On est ou idiot, ou humilié ou offensé, baignant dans le crime attendant le châtiment car possédé. Chacun à sa mesure, certes, mais, sans complaisance aucune, qui peut se prévaloir d'une autre ossature humaine éloignée peu ou prou de la vision dostoeïvskienne du monde ? Celui qui tire la bonne carte, peut lyncher le reste de la race des hommes à coups de pierre, de machette, de fouet, de boulets de canons et tout l'arsenal diabolique de la fin des temps. Mais en attendant voyons de quoi sommes-nous faits, plus ou moins. 


Tous nous sommes malheureux parce que tous nous avons peur d'affirmer nos volontés. Il ne s'agit pas de volonté d'ordre mystique telle qu'elle est déclinée dans la "Volonté de Puissance" de Friedrich Nietzsche ou dans "Le Monde comme Volonté et comme Représentation" d'Arthur Schopenhauer. Mais tout bonnement de volonté primale, d'ordre anodin, journalier, la volonté dite de l'instant comme souffle de vie et contingence aléatoire de bouffée d'air dans des narines pour faire grossir des poumons. Oui, la volonté clinique, on va dire. 

Si l'homme a été jusqu'à présent si malheureux et pauvre, c'est justement parce qu'il avait peur d'affirmer le point capital de sa volonté et qu'il en usait furtivement, comme un écolier. "Je suis terriblement malheureux car j'ai terriblement peur. La peur est la malédiction de l'homme..." Rien n'est plus vrai. Et Stavroguine avec Kirilov, justement, mettent la machine en branle : "Mais, j'affirmerai ma volonté, j'ai le devoir de croire que je ne crois pas. Je commencerai, et je finirai, et j'ouvrirai la porte. Et je sauverai. Cela seul sauvera tous les hommes et, dans la génération suivante, les transformera physiquement ; car dans l'état physique actuel, j'y ai longtemps réfléchi, l'homme ne peut en aucun cas se passer de l'ancien Dieu. J'ai cherché trois ans l'attribut de ma divinité et j'ai trouvé : l'attribut de ma divinité est ma volonté ! C'est tout ce par quoi je puis manifester sur le point capital mon insoumission et ma terrible liberté nouvelle. Car elle est terrible. Je me tue pour manifester mon insoumission et ma terrible liberté nouvelle." Kirilov ou le suicide philosophique, selon Albert Camus. La liberté de mourir pour espérer vivre autrement... Cela se tient. 

Sous les auspices d'une folie démoniaque, le plan de Kirilov semble de loin plus important que celui de Chatov. La dualité mort-liberté devant la vie-vacuité. Chacun de nous pourra, s'il en a les moyens, trouver son point d'ancrage avant de lever les voiles. Stavroguine, nous dira son créateur, s'il croit, il ne croit pas qu'il croit. Et s'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croit pas.  Alors, passons à un autre volet de la vie : la joie et l'enfance. Que sera une existence privée de joies enfantines dès les premières années ? La question sonne aujourd'hui comme le glas de toute pseudo-vie livrée à la frénésie du temps qui fuse à la vitesse du son. Certains êtres humains ne sont jamais jeunes, et ils demeurent toute leur vie tels qu'ils sont nés. Vieux, morts-nés. 

Des spectres qui traversent une lumière éteinte. Ils vivent d'une manière absolument incolore. Ils s'étiolent. Ils ne connaissent jamais l'amour et jamais non plus ils n'en éprouvent le désir. Ce sont des pots de fleurs dans lesquels aucune âme n'a été semée. Mais toute âme humaine croissant normalement doit débuter par une enfance vivace. Autrement, un point de l'engrenage des jours rate sa cible. Toute la suite des tours qui seront faits (que vous et moi, nous appelons la vie et ses instants) toute la suite sera enrouée. Oui, frappée de rouille. La joie, la légèreté de l'être, l'insouciance. Que peuvent inspirer ces trois mots ? Pour un ami qui a perdu ses illusions au fil de ses turpitudes, nous avons tous du plomb plein les ailes. Chaque jour passé à faire entrer de l'air en nous pour respirer à pleins poumons la vie, nous accumulons des particules de lourdeur. Au bout du compte, nous sommes enracinés dans la pesanteur. 

Dans quelle mesure jouissons-nous encore de la liberté de penser, dès lors qu'une prudence naturelle nous conseille de ne pas l'exercer ? Est-ce que nous avons, ici ou ailleurs, la moindre influence, la moindre action modératrice sur cette débandade de foules éperdues que nous appelons le cours de l'histoire ? Peut-être que c'est dans la réponse à cette question que réside la clé des « chants » pour toucher la légèreté de l'existence. Peut-être qu'en pesant de tout notre poids sur le cours des choses, nous laissons quelque lourdeur et nous jouissons, ne serait-ce que pour un instant, d'un état éthéré de nous-mêmes. Devant une telle saillie sur la non-solvabilité de notre poids devant l'éternité, je me dis, comme pour me rassurer, que c'est toujours la même chose : tout ce qui nous arrive s'accorde à notre état d'âme et quand on est triste, il ne survient que des choses désagréables. 

Mais les coups assénés par mon ami, doublés de ceux de Kirilov et Chatov dans l'ombre de Stavroguine achèvent mon optimisme. Il ne restait plus que quelques aphorismes de Cioran pour me dire quel inconvénient d'être né. Mais, cette fois, encore, j'ai tenu bon face au précipice du nihilisme humain.  Je me dis aussi dans ma lutte contre l'implacable fin du monde que l'unique effort de l'être humain consiste, peut-être, à se prouver à lui-même qu'il est un homme, et non un rouage. Même s'il met la main dans un engrenage enfoiré, il peut toujours, pour peu que la raison lui reste, tirer son épingle du jeu. 

Pour conclure, je risque une feinte pour conjurer le sort, après un tel face à face avec la fin du monde. Je me souviens avoir un jour souligné en rouge une phrase, peut-être chez Conrad ou alors Tchékhov et qui disait à peu près ceci, qu'on est toujours mieux, là où l'on a déjà pris ses habitudes. On a beau y tirer le diable par la queue, on y est encore mieux qu'ailleurs. Et moi, je ne suis mieux qu'ici. Un terrien indécrottable. Toutes les fantasmagories sur des mondes meilleurs me laissent de glace. Je dis cela, parce que, je vois dans mon entourage beaucoup d'individus plongés dans une psychanalyse de l'improbable. Alors je leur souhaite à tous bonne chance. 

Car, à moins d'être un Don Quichotte écervelé mâtiné d'un adorateur de tous les déserts de ce monde, mieux vaut se concentrer sur quelques principes élémentaires de la vie : Il n'y a qu'ici et maintenant qu'on est capable d'agir ; nous sommes de passage et le passage en question est invisible à l'échelle de l'univers ; et surtout nous sommes improbables nous-mêmes pour nous-mêmes. Alors toute velléité de savoir est vaine. Demeure le doute. Et c'est tant mieux.

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