mardi 16 juin 2015

Interview de Abdelhak Najib, par Fahd Yata, La Nouvelle Tribune

 Abdelhak Najib, le journaliste et animateur-télé, vient de publier un premier roman, « Les territoires de Dieu »,  qui connaît un franc succès critique.  Il jette la lumière dans cet entretien sur son passé, la place qu’occupe Dieu dans son roman, le sexe, les femmes, l’espoir et la survie par la passion.
La Nouvelle Tribune : A la lecture de votre roman : Les Territoires de Dieu, on sent une grande nostalgie pour un certain Hay Mohammadi, qui peut-être n’existe plus ?
Abdelhak najib
 Abdelhak Najib : Ce roman est né de ma fascination pour mon enfance avec tout ce qu’elle a charrié dans son sillage comme vie et viatique. Gamin, j’étais pris dans cette histoire de quartier  que je voyais déjà comme un destin universel. Le soir, tard, quand je rentrais chez moi, seul, alors que toute le monde avait fermé les yeux, je me racontais ma vie autrement comme pour jouer avec le destin et ses nombreuses fatalités, toutes changeables à souhait, d’ailleurs. C’est là que je trouvais ma nourriture, une certaine profondeur couplée à une réelle prise sur ma vie. Plus tard, j’ai peaufiné cette vision du monde et cela a donné corps à une certaine mémoire collective enfouie au cœur de la vie de Hay Mohammadi, qui est ici un simple ancrage spatial. Sans oublier qu’au début, ce désir de remodeler le mythe Hay Mohammadi, était très fantasmatique.
L’idée semblait au début simple. Mais elle était périlleuse aussi. Il fallait revenir sur mon passé, revivre des choses que je n’avais pas forcément envie de me rappeler. Mais il fallait se remettre encore une fois en jeu, ressusciter ce désir originel du passé. Il fallait renouer avec cette révolte inquiète pour me propulser corps et âme dans le présent avec une lecture conditionnée par le passé. Ecrire « Les territoires de Dieu » c’est aussi prendre le risque en revivant mon fantasme, de faire tomber l’illusion et de me retrouver nu face au réel.
 Pourquoi Dieu et pourquoi ses Territoires ?
De bout en bout, ce roman est une affaire de territoire, ou pour être plus précis, de déterritorialisation sans relâche pour que la mémoire se fasse et surtout passe à autre chose.  Mais pour y arriver, il a fallu comme pour toute épreuve initiatique, opérer une profonde perte de repère, sans quoi aucune métamorphose n’est possible. Autrement dit, c’est en renonçant à mon passé que j’arrive à lui donner un territoire. Dieu est ici un prétexte pour donner corps à mon histoire, lui conférer une teinte, certes métaphysique, mais sans la moindre religiosité. A moins de prendre l’espoir et la vie comme religions suprêmes face  à l’absurdité de l’existence.  C’est dans ce sens que j’ai évité d’écrire un roman sagement linéaire et inlassablement introspectif. Je voulais à tout pris éclater la vision du monde, par le prisme de Dieu, en jetant des viaducs vertigineux sur des  frasques formelles qui épousent les contours les plus infimes de tous les récits éclatés de ce roman. Et les territoires de Dieu sont cet éclatement, cet effritement de qui nous sommes, face à l’inanité de toute réponse logique devant le vide du monde. D’où les liens entre religion et érotisme dans ce roman. Il y a cette pétulance dans le langage, ce coloris phrastique qui drape le tout d’une ironie acide.
Le sexe et l’érotisme sont très présents, les femmes occupent une place de choix dans ce roman…
 Quelqu’un m’a dit que mon roman était celui du désespoir le plus rassurant. Au-delà de la beauté de la formule, il y a là une grande part de vérité. Les femmes, venons-en, elles se jouent de la désespérance ambiante. Elles ouvrent grandes les portes de la perception comme cet épisode que je narre sur une terrasse où le jeune gamin découvre les portes du paradis à travers le corps d’une femme. Un autre critique m’a dit que les femmes font ce que Dieu n’a pas fait. Absolument. Et c’est là que se croisent le flot de la conscience et l’énergie de la colère. L’amour avec l’érotisme qui y est ici soudé, forment ce rempart contre la perdition. Il se nourrit des deux flux, celui de la conscience du monde et celui du refus d’abdiquer. On le voit bien dans tous  ces passages où le narrateur prend à son compte l’histoire et dissèque ses états d’âme sans la moindre compassion ni concession. Avec une ironie écorchée, il s’auto-caricature et écorche tout le monde au passage. Seul l’amour échappe à cette razzia.
La politique occupe aussi une grande place dans ce roman, vous êtes très critique à l’égard des politiciens de tous bords.
Dans « Les territoires de Dieu » la politique et l’existence sont des espèces de frères siamois qui sont lancés dans une folle quête existentielle pour sauver ce qui encore peut l’être. Les personnages de ce roman créent entre eux des passerelles narratives  sans idéologies bruyantes. Ils tentent de vivre. Leur voix devient du coup, celle de la révolte sans nombrilisme aucun. Et c’est très important  de souligner que les protagonistes de ces Territoires ne se font aucune illusion sur qui ils sont et qui sont ceux qui les manipulent et gâchent leurs vies. L’épisode politique à haute teneur symbolique de juin 1981 sert ici d’ancrage temporel pour marquer une rupture entre le rêve et l’illusion. Le gamin qui vit cela à 12 ans, porte en lui les stigmates de la dépression économique et sociale d’une époque. Et curieusement, elle est  plus amplifiée aujourd’hui, d’où la projection des Territoires dans ce que sera demain.
C’est un roman noir, en somme, peu de gens s’en sortent et ça finit très mal sur une note tragique.
La fin est sans concession. Il ne s’agit pas pour moi de donner dans le Happy ending. La mort qui frappe à la fin du roman et l’amnésie collective qui en résulte, sont deux révélations crues de la perte absolue du lien, de ce qui fait que nous vivons. Il y a là une douleur sourde qu’aucune autre n’égale,  celle de la perte de l’innocence. C’est pour moi le moment exact où la mort est matériellement la mort. Le souvenir qui en résulte est tailladé par le ressassement et les regrets, mais il est béant face à l’horreur de ce qui vient toujours. Il y a des blessures difficiles à soigner, le passé est une blessure difficile à soigner, c’est ce que je dis, c’est ainsi que je ferme le roman. Tout ce qui viendra après découle d’un long processus de guérison. Guérison du passé, de tout un pays, malade, portant en lui le bacille de sa propre ruine. Comment on s’en sort alors : la passion de vivre, de se créer des portes de sorties, la force de sauter par les fenêtres, faire éclater des brèches et appeler les autres à s’y engouffrer. C’est un roman actuel, qui sort à un moment où le Maroc et le Monde arabe sont dans l’oeil du cyclone. Pour échapper à la catastrophe, il ne reste qu’à faire corps avec l’onde de choc.
Propos recueillis par Fahd YATA
Les territoires de Dieu. Abdelhak Najib. 182 pages. 80 dhs. Actuellement dans les librairies

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire