Par
Reda Dalil
Avec
ce premier roman, Abdelhak Najib s’impose comme une valeur sûre de la
littérature marocaine francophone. Une perle, on vous dit !
C'est une fulgurance, une giclée
de talent et de colère. «Les Territoires de Dieu», premier roman du journaliste
et désormais écrivain Abdelhak Najib, est, sans conteste, l'évènement
littéraire de l'année. L'auteur use d'une langue d'un autre monde pour narrer
les péripéties de ses amis du mythique Hay Mohammadi. Un roman d'initiation
dont on défie le lecteur de trouver un équivalent dans la littérature marocaine
contemporaine. C'est une bourrasque givrée qui vous prend à la gorge dès la
première ligne. Najib s'empare du lecteur avec sa prose vitaminée,
super-rythmée, alliant des influences reconnaissables (Bukowski, Sartre, Walt
Whitman, William Styron) à un cachet personnel d'une très grande facture.
L'écriture de Najib agit telle une morsure de scorpion inoculant un poison
addictif, une sève terriblement efficace. Métaphores qui déchirent la page,
confidences intimes qui titillent les sens, tous les sens, mécanique narrative
impeccable… Cerise sur le gâteau, outre un style ravageur, «Les Territoires de
Dieu» distille un humour corrosif, simplement jouissif. On assiste à la genèse
de personnages issus de l'asphalte, de la bastonnade, des parties de football
musclées. On accompagne ces fleurs du bitume sur les décombres d'ambitions
avortées. L'éveil à la concupiscence, thématique sous-jacente du roman, résulte
sur des pages touchant à l'immanent, sublimes, décrivant, avec un souci de
justesse mêlée à une poésie flamboyante, la découverte du corps de la femme,
ronde, enveloppée, désirable. La prosodie de Najib, sa rythmique, rappelle
«Meursault, contre-enquête» de Kamel Daoud, roman finaliste du dernier Prix
Goncourt. Tandis que Daoud raconte les affres du colonialisme, Najib plonge
dans les abîmes d'un colonialisme de la pensée, d'un mot d'ordre cosmique
frappant de sa fatalité les natifs du quartier : Vous ne réussirez point. Au
fil du livre, le narrateur, brillant, ambitieux, bataille contre cet impératif
de l'échec, refuse de ployer sous le joug de ce Léviathan synonyme d'une
stagnation sociale annoncée. Alors, il multiplie les petits boulots, colle des
bouts de pellicules les uns aux autres, facture des séances de cinéma, invite
ses «ouailles» à se lustrer les mirettes devant les courbes incendiaires d'une
actrice X. Le malheur du narrateur, en somme, c'est d'avoir tout compris avant
les autres. D'avoir saisi que L'Hay est, en même temps, un point de départ et
un Terminus, un cercle fermé, une boucle sans fin, digérant l'excellence comme
la médiocrité dans le hachoir de la platitude. «Les Territoires de Dieu» est un
roman hors-norme, asséné avec la truculence d'une plume qui, du génie, a puisé
l'impétuosité, et, de la condition humaine, le réalisme cru de ceux qui de rien
ne sont dupes. Un premier texte étincelant. A lire d'extrême urgence.
Extrait : Les Territoires de Dieu
Pourquoi souffre-t-on ? Certains
trouveront la question d’une niaiserie inqualifiable ! D’autres n’y répondront
pas. Moi, je tente ma chance, ce qui est aussi mon salut. On souffre parce
qu’on vit m’a un jour sorti Youness en pleine crise de larmes. On devait avoir
quatorze ans ! Et la douleur n’avait déjà plus de secrets pour nous ! La vie ne
serait-elle que cela : une souffrance enjolivée sous le soleil du seigneur ?
Une plaie dorée au plomb des autres ? Ceux qui nous agitent, nous traquent,
nous aiment, nous délaissent, nous font toucher le paradis et l’enfer. Et après
ils nous disent droit dans les yeux, qu’on est ici de passage pour goûter à la
douleur prodiguée par Dieu en personne ? Hassan, qui était le plus coriace
d’entre nous, avait une théorie très particulière sur la souffrance. Avec
Hassan, la souffrance avait pris une dimension presque prométhéenne, je dis
bien presque parce que contrairement à Prométhée, qui d’une certaine façon,
s’est fait une raison pour l’acharnement de Zeus et de toute la clique de
l’Olympe, Hassan, lui, est resté incapable d’expliquer ce que le bon Dieu lui
voulait. Pourquoi autant d’épreuves pour une seule vie, se demandait-il ? Une
litanie qui revenait à chaque fois qu’on sirotait le thé à la menthe, tard dans
la nuit devant le magasin désaffecté et plein de rats de Khalid, notre voisin.
Hassan ponctuait chaque gorgée d’un beau chapelet sur l’existence. Et voilà que
les comptes à régler avec la vie refont surface, encore une fois. Et vas-y pour
une nuit de plus où on devait refaire le monde comme si nous en étions responsables.
Il faut dire que nous étions rebelles jusqu’à un degré effroyable (…)
Qu’est-ce que j’attends de la
vie, se demandait Hassan comme s’il parlait tout seul et il ne fallait pas
risquer une réponse à sa place pour lui venir en aide. Il te sortait un cri qui
faisait réveiller les voisins : « Qu’est-ce que t’en sais enfoiré ? Les voix du
mal, comme celles du seigneur, sont impénétrables ». Et c’est reparti pour un
rire démoniaque histoire d’éviter les larmes et esquiver le destin.
Les Territoires de Dieu,
Abdelkhak Najib, Editions Les Infréquentables, 182 pages, 80 dirhams
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