Propos
recueillis Par Abdelhak Najib
« La force de l’Etat islamique n’est pas
militaire. Elle réside dans la faiblesse de ses adversaires »
Pierre-Jean
Luizard, auteur d’un ouvrage-référence sur Daech et l’Etat Islamique, “Le piège
Daech, l’Etat islamique ou le retour de l’Histoire”, explique dans cet
entretien accordé à la Vie Eco les origines lointaines de ce groupe et de son
succès et met en garde contre le piège qu’il nous tend. Il explique aussi où en
est Al Qaida aujourd’hui, le rôle joué
par l’Algérie dans l’implanatation du terrorisme dans le Sahel et du chiisme
dans le Monde arabe.
Vous
avez signé un livre bien documenté sur Daech, Intitulé : « Le
piège Daech, L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire », parlez-nous de votre ouvrage, qui fait déjà
office de référence sur le terrorisme, nouvelle version?
Pierre-Jean Luizard : Face à la
surmédiatisation savamment orchestrée par l’Etat islamique de ses crimes, il
s’agissait d’abord de prendre du recul afin de ne pas tomber dans le piège qui
nous était tendu. Ce piège consistait, par une surenchère dans l’horreur, à
susciter une forte émotion des opinions dans les pays occidentaux démocratiques
afin de les entraîner dans une réaction militaire dans l’urgence, sans qu’un
volet politique n’ait le temps d’être élaboré. Une campagne de diabolisation de
l’Etat islamique a empêché d’analyser les raisons de son succès et, donc, a
hypothéqué les chances de le vaincre. Car la force de l’Etat islamique n’est
pas militaire. Elle réside d’abord dans la faiblesse de ses adversaires.
Au-delà des régimes en place à Bagdad et à damas, c’est bien la légitimité des
Etats qui est en cause. L’Etat islamique ne s’y est pas trompé quand il a mis
en scène l’ « effacement de la frontière Sykes-Picot » entre
l’Irak et la Syrie, faisant ainsi un lien entre son action et l’origine
coloniale de la plupart des Etats arabes du Moyen-Orient (Irak, Syrie, Liban,
Jordanie).
Pourquoi
avoir sous titré votre ouvrage : l'Etat islamique ou le retour de l'Histoire?
Faites-vous référence à l'Etat islamique qui a régné sur le monde à une époque
donnée et que veut ressusciter une poignée d'extrémistes aujourd'hui?
Le
retour de l’Histoire est ainsi revendiqué par l’Etat islamique lui-même
lorsqu’il veut se faire le justicier des injustices et des promesses trahies
par les pays occidentaux. On se souvient que les Britanniques avaient promis au
Chérif Hussein de La Mecque un royaume arabe unifié et indépendant s’il
parvenait à soulever les Arabes contre les Ottomans. Au lieu de cela, il y eut
les accords secrets Sykes-Picot partageant le Moyen-Orient entre la
Grande-Bretagne et la France, puis la conférence de San Remo en 1920 qui
légitimait la fondation de mini-Etats arabes aux frontières artificielles et
soumis aux mandats britanniques et français. Or, ces Etats n’ont pas réussi à
susciter une citoyenneté partagée. Ils ont été la cible privilégiée de
‘asabiyya diverses, bases des stratégies de groupes minoritaires (arabe sunnite
en Irak, chrétien au Liban, de diverses communautés minoritaires en Syrie, dont
les Alaouites). La succession de régimes autoritaires dans ces pays s’explique
aussi par la genèse des Etats et leur histoire. L’Etat irakien a ainsi été largement
construit contre sa société, la majorité chiite et les Kurdes s’en trouvant
exclus durant 83 années. C’est à cette Histoire que le titre de mon livre fait
allusion. Quant à la vision salafiste de l’Etat islamique, elle se réfère à
l’Etat islamique des premiers temps de l’islam, à l’époque du Prophète et de
ses Compagnons. L’Etat islamique joue ainsi sur plusieurs temporalités.
La
montée de Daech signifie-t-elle la fin d'Al Qaeda ou du jihadisme tel qu'on l'a
connu avec Ben Laden et consorts?
La fin ? Peut-être pas, mais, à la
différence d’Al-Qaïda, l’Etat islamique a un projet étatique déclaré qu’il met
en pratique dans les zones qu’il contrôle. L’Etat islamique se veut une Etat de
droit, à partir de la lecture qu’il fait de la charî’a. Il ne s’agit donc pas
évidemment des droits de l’Homme, mais d’une version salafiste des textes
sacrés de l’islam. Dans le traitement réservé aux minorités, aux femmes, à ses
opposants, l’Etat islamique agit en fonction de règles qu’il affirme respecter,
même si ce n’est évidemment pas toujours le cas, loin de là !
Ou
en est Al Qaeda aujourd'hui ?
En Irak, Al-Qaïda est purement et simplement
intégré à l’Etat islamique. Contrairement à la Syrie, où les deux organisations
sont implantés dans des zones culturellement distinctes : la Djézireh, de
culture bédouine, à l’Etat islamique, le zones citadines et rurales du levant à
Jabhat al-Nosra, qui est la branche officielle d’al-Qaïda en Syrie. Le projet
politique, avec la proclamation du califat à Mossoul le 29 juin 2014, a donné
l’avantage à l’Etat islamique auquel se sont ralliés de nombreux groupes
salafistes, membres de Jabhat al-Nosra ou non.
Comment
pouvez-vous nous expliquer l'implantation de groupes terroristes dans la région
du Sahel?
Il y a, au Sahel comme au Moyen-Orient, une
crise des Etats qui ont laissé à l’abandon des pans entiers de leurs
territoires où les groupes djihadistes se sont incrustés. Le salafisme d’une
façon générale, qu’il soit piétiste ou djihadiste, offre un statut à beaucoup
de descendants d’esclaves qui, malgré leur conversion à l’islam, sont demeurés
des citoyens de seconde zone. A l’instar des groupes chrétiens évangéliques,
qui ont une même stratégie et avec lesquels ils sont parfois en concurrence,
les salafistes prospèrent là où l’Etat est défaillant.
Est-ce
que l'Algérie est impliquée dans la mise en place d'Aqmi dans le Sahel?
L’Algérie a été le berceau d’un certain
nombre de groupes islamistes armés nés pendant la décennie noire à partir de
1991. Mais elle a réussi à les repousser vers le sud, précisément dans la zone
sahélienne. En ce sens, elle porte une part de responsabilité dans la diffusion
au Sahel d’Aqmi.
Que
pensez-vous du phénomène des loups solitaires qui frappent sans être sous
aucune bannière, mais en se référant au jihad international?
On sait maintenant qu’il n’y a pas de
« loups solitaires » mais des individus qui se sont peut-être
auto-radicalisés, mais qui ont toujours été à un moment donné en contact avec
des « passeurs » vers l’action violente.
Pensez-vous
que ce que l'on a appelé les printemps arabes soit un phénomène qui a favorisé
la montée de l'extrémisme?
Les printemps arabes ont libérés des paroles
longtemps jugulées par des régimes autoritaires. Parmi celles-ci, le discours
djihadiste a pris de l’ampleur lorsque les promesses de ces printemps n’ont pas
été tenues, notamment sur le plan économique, et quand la répression s’est
faite de plus en plus féroce dans certains pays (Syrie, Libye, Bahreïn). Au
Moyen-Orient, il y a eu une dégénérescence confessionnelle de mouvements qui,
au début, étaient pacifiques et avaient les mots d’ordre de la société
civile : pour la dignité, contre l’autoritarisme, contre la corruption, le
népotisme, etc. Mais les solidarités confessionnelles ont vite pris le dessus,
probablement du fait de l’incapacité des Etats en place à accueillir les uns et
les autres sur une base citoyenne.
Vous
avez travaillé sur le chiisme, quelle est la situation actuelle des chiites
dans le monde musulman?
Si l’on fait exception des Zaydites du Yémen,
les chiites du monde arabe avaient en commun d’être des communautés opprimées,
dominées politiquement et socialement dans le cadre de régimes
« sunnites » autoritaires. A partir de 1979, la révolution islamique
en Iran a donné le signal d’un vaste mouvement d’émancipation pour ces
communautés. L’Irak, le Liban et Bahreïn avaient déjà entamé, depuis les années
1960, leur propre marche soit par le biais de revendications citoyennes
(souvent dans des partis de gauche) soit par celui d’une approche plus
confessionnelle. Le Hezbollah au Liban illustre parfaitement cette
modernisation rapide de la communauté libanaise la plus pauvre du pays du Cèdre
dont on disait souvent qu’elle était oubliée de l’Histoire. Aujourd’hui, le
Hezbollah concurrence l’Etat libanais et s’est imposé comme un acteur central
du pays. Quant aux chiites d’Irak, ils sont au pouvoir à Bagdad pour la
première fois de leur histoire. Le problème est que les revendications chiites
se sont heurtées à la répression de régimes autoritaires, mais aussi à la peur
des sociétés sunnites qui les ont considérées comme une menace. C’est ce qui
explique la dégénérescence confessionnelle des printemps arabes qui ont abouti
à une guerre régionale entre sunnites et chiites. Cette confrontation entre les
deux principales branches de l’islam est sans précédent autant par sa violence
que par son ampleur. Comme on peut le voir au Yémen, l’Arabie saoudite et
l’Iran se mènent ainsi une guerre par procuration, par communautés sunnites et
chiites arabes interposées.
Encadré
Bio-express :
Pierre-Jean Luizard est né en 1954 à Paris.
Il est directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique
(CNRS). Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du
Moyen-Orient, particulièrement en Syrie, au Liban, en Irak, dans le Golfe et en
Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est
particulièrement intéressé à en mettre en valeur les différentes
manifestations, ainsi que le rôle joué par chacune d’elles dans les systèmes
politiques en place : histoire du clergé chiite en Irak, histoire du réformisme
musulman, notamment à travers la réforme d’Al-Azhar, et de l’islam populaire
tel que les confréries soufies le structurent en Egypte. Il est aujourd’hui
affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris. Il est aussi le
responsable du programme du GSRL « Islam, Politiques, Sociétés ».
Article publié dans Challenge, Editions de la Gazette
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