Interview de Abdelhak
Najib, auteur de «Les territoires de Dieu»
« Dans ce roman, les
femmes font ce que Dieu n’a pas fait »
Propos recueillis par Fahd Yata, La Nouvelle Tribune
Abdelhak Najib, le
journaliste et animateur-télé, vient de publier un premier roman, « Les
territoires de Dieu », qui connaît
un franc succès critique. Il jette la
lumière dans cet entretien sur son passé, la place qu’occupe Dieu dans son
roman, le sexe, les femmes, l’espoir et la survie par la passion.
Fahd Yata : A la
lecture de votre roman : Les Territoires de Dieu, on sent une grande
nostalgie pour un certain Hay Mohammadi, qui peut-être n’existe plus ?
Abdelhak Najib :
Ce roman est né de ma fascination pour mon enfance avec tout ce qu’elle a
charrié dans son sillage comme vie et viatique. Gamin, j’étais pris dans cette
histoire de quartier que je voyais déjà
comme un destin universel. Le soir, tard, quand je rentrais chez moi, seul,
alors que toute le monde avait fermé les yeux, je me racontais ma vie autrement
comme pour jouer avec le destin et ses nombreuses fatalités, toutes changeables
à souhait, d’ailleurs. C’est là que je trouvais ma nourriture, une certaine
profondeur couplée à une réelle prise sur ma vie. Plus tard, j’ai peaufiné
cette vision du monde et cela a donné corps à une certaine mémoire collective
enfouie au cœur de la vie de Hay Mohammadi, qui est ici un simple ancrage
spatial. Sans oublier qu’au début, ce désir de remodeler le mythe Hay Mohammadi,
était très fantasmatique.
L’idée semblait au début simple. Mais elle était périlleuse
aussi. Il fallait revenir sur mon passé, revivre des choses que je n’avais pas
forcément envie de me rappeler. Mais il fallait se remettre encore une fois en
jeu, ressusciter ce désir originel du passé. Il fallait renouer avec cette
révolte inquiète pour me propulser corps et âme dans le présent avec une
lecture conditionnée par le passé. Ecrire « Les territoires de Dieu »
c’est aussi prendre le risque en revivant mon fantasme, de faire tomber
l’illusion et de me retrouver nu face au réel.
Pourquoi Dieu et pourquoi
ses Territoires ?
De bout en bout, ce roman est une affaire de territoire, ou
pour être plus précis, de déterritorialisation sans relâche pour que la mémoire
se fasse et surtout passe à autre chose.
Mais pour y arriver, il a fallu comme pour toute épreuve initiatique,
opérer une profonde perte de repère, sans quoi aucune métamorphose n’est
possible. Autrement dit, c’est en renonçant à mon passé que j’arrive à lui
donner un territoire. Dieu est ici un prétexte pour donner corps à mon histoire,
lui conférer une teinte, certes métaphysique, mais sans la moindre religiosité.
A moins de prendre l’espoir et la vie comme religions suprêmes face à l’absurdité de l’existence. C’est dans ce sens que j’ai évité d’écrire un
roman sagement linéaire et inlassablement introspectif. Je voulais à tout pris
éclater la vision du monde, par le prisme de Dieu, en jetant des viaducs
vertigineux sur des frasques formelles
qui épousent les contours les plus infimes de tous les récits éclatés de ce
roman. Et les territoires de Dieu sont cet éclatement, cet effritement de qui
nous sommes, face à l’inanité de toute réponse logique devant le vide du monde.
D’où les liens entre religion et érotisme dans ce roman. Il y a cette pétulance
dans le langage, ce coloris phrastique qui drape le tout d’une ironie acide.
Le sexe et l’érotisme
sont très présents, les femmes occupent une place de choix dans ce roman…
Quelqu’un m’a dit que mon roman était celui du désespoir le
plus rassurant. Au-delà de la beauté de la formule, il y a là une grande part
de vérité. Les femmes, venons-en, elles se jouent de la désespérance ambiante.
Elles ouvrent grandes les portes de la perception comme cet épisode que je
narre sur une terrasse où le jeune gamin découvre les portes du paradis à
travers le corps d’une femme. Un autre critique m’a dit que les femmes font ce
que Dieu n’a pas fait. Absolument. Et c’est là que se croisent le flot de la
conscience et l’énergie de la colère. L’amour avec l’érotisme qui y est ici
soudé, forment ce rempart contre la perdition. Il se nourrit des deux flux,
celui de la conscience du monde et celui du refus d’abdiquer. On le voit bien
dans tous ces passages où le narrateur
prend à son compte l’histoire et dissèque ses états d’âme sans la moindre
compassion ni concession. Avec une ironie écorchée, il s’auto-caricature et
écorche tout le monde au passage. Seul l’amour échappe à cette razzia.
La politique occupe
aussi une grande place dans ce roman, vous ^tes très critique à l’égard des
politiciens de tous bords.
Dans « Les territoires de Dieu » la politique et
l’existence sont des espèces de frères siamois qui sont lancés dans une folle
quête existentielle pour sauver ce qui encore peut l’être. Les personnages de
ce roman créent entre eux des passerelles narratives sans idéologies bruyantes. Ils tentent de
vivre. Leur voix devient du coup, celle de la révolte sans nombrilisme aucun.
Et c’est très important de souligner que
les protagonistes de ces Territoires ne se font aucune illusion sur qui ils
sont et qui sont ceux qui les manipulent et gâchent leurs vies. L’épisode
politique à haute teneur symbolique de juin 1981 sert ici d’ancrage temporel
pour marquer une rupture entre le rêve et l’illusion. Le gamin qui vit cela à
12 ans, porte en lui les stigmates de la dépression économique et sociale d’une
époque. Et curieusement, elle est plus
amplifiée aujourd’hui, d’où la projection des Territoires dans ce que sera
demain.
C’est un roman noir,
en somme, peu de gens s’en sortent et ça finit très mal sur une note tragique.
La fin est sans concession. Il ne s’agit pas pour moi de
donner dans le Happy ending. La mort qui frappe à la fin du roman et l’amnésie
collective qui en résulte, sont deux révélations crues de la perte absolue du
lien, de ce qui fait que nous vivons. Il y a là une douleur sourde qu’aucune
autre n’égale, celle de la perte de
l’innocence. C’est pour moi le moment exact où la mort est matériellement la
mort. Le souvenir qui en résulte est tailladé par le ressassement et les regrets,
mais il est béant face à l’horreur de ce qui vient toujours. Il y a des
blessures difficiles à soigner, le passé est une blessure difficile à soigner, c’est
ce que je dis, c’est ainsi que je ferme le roman. Tout ce qui viendra après
découle d’un long processus de guérison. Guérison du passé, de tout un pays,
malade, portant en lui le vacille de sa propre ruine. Comment on s’en sort
alors : la passion de vivre, de se créer des portes de sorties, la force
de sauter par les fenêtres, faire éclater des brèches et appeler les autres à
s’y engouffrer. C’est un roman actuel, qui sort à un moment où le Maroc et le
Monde arabe sont dans l’oeil du cyclone. Pour échapper à la catastrophe, il ne
reste qu’à faire corps avec l’onde de choc.
Les territoires de Dieu. Abdelhak Najib. 182 pages. 80 dhs.
Actuellement dans les librairies
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