Un autre extrait très chaud du roman: Les territoires de Dieu, de Abdelhak Najib
«… Mais ce n'était pas moi
qui ai appelé les forces qui s’occupent de la sécurité des citoyens honnêtes
plongés encore dans le sommeil alors
qu’un bébé était là aux prises avec les éléments déchaînés de la nature.
Je ne savais même pas que
la police avait un numéro ni comment faire marcher un téléphone, encore moins
le courage de leur dire ce qu'on avait trouvé sous les restes de bouffe et les
torchons qui servaient de serviettes hygiéniques aux bonnes femmes dans le
quartier. Mais lui savait s'y prendre. Quand le policier a demandé qui avait
trouvé le bébé, il s'est approché, le pas sûr, le regard serein et a entamé une
belle phrase comme celles qu'on entendait dans les films égyptiens de l'époque.
Le flic était tellement abasourdi qu'il a giflé Chouaîb. Celui-ci a rétorqué
par un pardon lumineux et une phrase des plus imprévisibles. « C'est un
acte inconscient, monsieur l'agent. Je comprends votre désarroi, mais la mère
n'est pas à blâmer. Elle a dû souffrir le martyre avant de jeter son bébé dans
une poubelle. Demandons-lui le pardon et la miséricorde de Dieu, nous en avons
tous besoin. » Le pauvre petit flic a cru halluciner. Un petit morveux de
rien du tout qui lui déblatère des syllabes aussi alambiquées était de la
provocation pure et simple.
Chouaîb a été malmené à
cause de sa grande gueule, la famille en intégralité, et puis moi aussi parce
qu'il a fallu que j'aille dire à ces cons d'obtus que mon ami n'était pas seul,
que nous étions en tenue de footballeurs, que c'était très tôt le matin et qu'on n’a vu personne déposer le bébé là
où on l'avait trouvé et surtout finir par leur expliquer que mon ami n'était
pas fou et que son père était un pauvre petit vendeur de menthe fraîche,
analphabète de surcroît qui ignorait jusqu'à l'existence du mot politique.
Mais l'histoire coinçait à
cause d'un détail important, paraît-il. Pourquoi mon ami avait couvert le bébé
de son vieux pull-over troué? J'ai répondu que c'était probablement parce que
le bébé avait froid et que Chouaîb craignait qu'il ne meure de si bon matin
dans une poubelle loin de sa mère… et vlan! La gifle du jugement dernier qui
s'écrase sur ma joue. Je saignais du nez et de la bouche, et le policier me
demandait de lui répéter tout ce que je venais de raconter tout doucement. Non,
que j'ai répondu. Je ne peux pas parce que vous allez me frapper encore, et
vlan! vlan!
Deux gifles cette fois-ci,
une parce que j'ai dit non ; l'autre parce que je refusais de coopérer
avec les forces de la sécurité des citoyens honnêtes. Sacré bon Dieu! J’avais
dix ans, et on me sommait de coopérer avec la police sinon j'allais finir dans
un trou noir le cul éclaté à coups de bouteille de Coca Cola. Je ne savais pas
quoi répondre. Alors mon silence a été très mal vu. Là, le gros gradé qui a
suivi l'action, assis dans le coin sur sa chaise poisseuse, l'air enjoué, s'est
levé et a avancé son gros ventre vers mon visage en me disant que si je ne
parlais pas, toute ma famille allait finir quelque part derrière le soleil.
J'ai alors, pendant trente
secondes, vu la vie de mes parents défiler en petites images disloquées comme
l'existence qu'on a menée, jusque-là, claire et nette devant mes yeux imbibés
de larmes amères.
Je me suis vu dans un long
couloir noir, au sol glissant, sans portes, sans fenêtres en train de ramper,
les yeux fermés craignant de tomber sur un reptile ou une bête féroce qui
m'engloutirait vivant. J'ai vu mon ami Chouaîb, attaché à un bureau marron qui
ressemblait à celui des policiers, la poitrine nue et la peau arrachée. J'ai vu
sa mère folle perdue dans la rue en train de gesticuler et de crier qu'on lui
ramène son pauvre petit. J'ai vu le quartier en feu, les femmes à poil, et les
hommes toutes verges dehors en train de leur courir derrière dans une orgie ensanglantée.
J'ai vu Hassania morte décapitée avec des vers qui lui sortaient des narines.
J'ai vu mon ami Ali pleurer dans les latrines après une bonne branlette parce
que son bout a saigné et qu'il a perdu les pédales. J'ai vu l'hôpital du coin
avec l'infirmier vicieux qu'on a coincé dans la cuisine en train de sauter une
malade, les poches pleines de médicaments qu'il allait revendre le soir. J'ai
vu mes professeurs avec leurs costumes gris délavés, le bâton à la main,
occupés à nous faire passer le sale quart d'heure sacré de la journée. J'ai vu
le fqih de la mosquée Al Khaïr (le Bien) ivre mort arrêté par les flics avec
les trois putes qui agrémentaient sa soirée. J'ai vu tous les dealers, vendeurs
de haschich et d'alcool qui graissaient
la patte à la brigade des stups et se faisaient prendre à tour de rôle comme
des cons. J'ai vu la grande fontaine du quartier éclater et inonder toutes les
maisons éventrant la misère des uns et des autres au grand jour devant l’œil
sceptique de Dieu en personne qui était venu en barbe blanche assister à la fin
annoncée d'une génération de fous. J'ai vu des anges sans ailes qui
n'arrivaient plus à voler et qui se faisaient écraser par la foule qui courrait
dans tous les sens. J'ai vu trois prophètes, Mahomet, Jésus et Moïse, en très
mauvaise posture en train de demander pardon à des millions de gens qui
menaçaient de faire péter la baraque avant la fin de la nuit. J'ai vu des morts
sortir de leurs tombes demander des comptes au bon dieu, aux anges et aux trois
prophètes qui n'ont rien eu à répondre. J'ai vu des morts égarés dans les
pâturages du bon Dieu, la chair en lambeaux, les membres arrachés et les têtes
qui pendouillaient. J'ai vu la mer venir vers nous comme dans un nuage de
vagues hurlantes nous ramener ailleurs dans un monde autre. J'ai vu mon visage
quand j'avais quatre ans avec mon frère cadet qui me donnait du lait et me
disait que j'allais guérir parce que Dieu était gentil et ne pouvait pas me
laisser mourir et parce que j'étais un gentil petit môme mignon, tout fragile
qui a juste un petit bobo et qui va se relever pour aller gambader dans les
prés verdoyants du bon Dieu.»
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