Par Mounir SERHANI
Journaliste, critique d’art et de cinéma, Abdelhak Najib a publié tout
récemment son premier roman dont le titre s’égale à une trouvaille géographique
qui situe le roman dans un lieu de nulle part, savoir les territoires
appartenant à Dieu. Ce choix est d’ores et déjà battu en brèches le long des
182 pages d’un roman dense et compact. La connotation religieuse et sacrée
débouche in fine sur un discours on
ne peut plus blasphématoire qui donne, soudainement, sur l’inanité et la
vacuité, emblématisées conjointement par une frasque foisonnante des
personnages archétypaux dont l’existence est à la fois éparse et tragiquement
inéluctable. En effet, le tragique s’illustre par un procédé narratologique à
même de traduire ce tohu-bohu énonciatif dans lequel baigne la trame, à savoir
la polyphonie intensifiée jusqu’à l’ambigüité. Tout comme le thème de la
déperdition qui structure le récit, en filigrane, voire même en douceur
empoisonnée. Néanmoins, le profil du narrateur-personnage reste polymorphe et
subtilement insaisissable.
C’est un roman à vocation picaresque, une initiation à l’envers, où le
sacré se trouve carrément profané et le grossier côtoie le mystique. C’est,
encore plus, une plaidoirie au profit des bannis, des exclus et des parias,
érigés toutefois en saints et prophètes dans des territoires où Dieu est un grand
nonchalant et absentéiste. Dieu, nous dirait le « je » narrateur et
personnage, s’abstient d’intervenir dans la misère quotidienne des petites
gens, comme s’il n’était nullement intéressé par ce territoire de no man’s land
délaissé et délibérément écrasé par cette transcendance écrasante. Le néant est
en effet cette entité récurrente qui se cache cyniquement derrière un malaise
collectif sempiternel. Le héros de ces Territoires
est placé sous le signe de l’errance et de la rébellion. Il est dévergondé,
hirsute, sadique, amoral, mais bon vivant et fidèle à son quotidien ingrat,
versatile et fastidieux. Ce « je » immensément cultivé, calé en
littérature et en philosophie, s’engage dès l’entrée de jeu à relater la vie de
ces hommes qui ont peuplé les coins perdus de son passé, ces hommes et femmes
qui ont bercé son enfance. L’acte d’écrire devient donc un hommage rendu
généreusement à ces marginaux de l’Histoire qui acquièrent toutefois une
grandeur inestimable vouée à l’oubli à cause du rejet que leur promet une
société fondée sur le mensonge, l’hypocrisie, l’arnaque, l’incompétence et
l’exploitation.
Ce roman donne la parole à des personnages qui transcendent les attentes lectorales dans la mesure où l’on n’est
guère habitué à un banni qui se place dans le devant de la scène pour se faire
passer pour un porte-parole de la communauté des antihéros. Certes, la
littérature mondiale a connu de tels déplacements étonnants et imprévisibles,
comme dans Le Tambour de Günter
Grass, Homme Invisible de Ralph
Ellison ou encore Voyage au bout de la
nuit de Céline, mais il n’en demeure pas moins qu’Abdelhak Najib revisite,
à sa manière, ces poncifs donquichottesques qui se servent d’un regard en contre
plongée vis-à-vis des autres et surtout par rapport à la doxa. D’ailleurs, les
épigraphes qui ouvrent les différents chapitres des Territoires de Dieu
témoignent de la réhabilitation de ces classes maudite, voire même jetées dans
les oubliettes de l’Histoire collective (Sade, Rimbaud…). L’incipit du roman
lui-même est entamé sciemment par un discours pointilleux sur les ruines et sur
la dépravation : « Ma vie
entière s’est déroulée dans un périmètre très réduit nommé bloc El Koudia à Hay
Mohammadi. On aurait pu tout aussi bien baptiser ce bout du monde : la
colline des hautes solitudes. Mon territoire se dessinait alors autour de
quelques pâtés de maisons, une centaine de visages inoxydables, des noms
héroïques qui revenaient souvent comme ceux du Coran pour nous rappeler
qu’avant nous, ont vécu des hommes ici même, des hommes qui ont construit cette
parcelle de terre portant nos pas à tous ». Une telle entrée in medias res est à même de nous situer
dans l’ambiance générale qui regorge de personnages dont le destin serait bel
et bien indubitablement tragique. Et la galerie de commencer : Ayoub (dont
le prénom connote patience et persévérance, un fervent islamiste radical et un
trafiquant de drogue, en même temps), Aziza (une fine connaisseuse des hommes
et une prostituée aguerrie qui exerce son métier avec pragmatisme et sang
froid), Raouf (dont le prénom désigne littéralement la pitié, pourtant il est
surnommé « brûleur de rats » et « le saint patron des
insultes »), Si Ahmed le criminel, Rahma, ce personnage féminin qui défend
sa fille contre son violeur et finit en prison, Amal cette femme mentor qui
apprend à l’enfant la philosophie du corps et les rouages du plaisir
(« Amal m’a tendu une main fragile qui a ouvert pour moi les portes du
paradis »), comme Malika qui ne
cesse d’être son initiatrice au corps et à la chair, Myriam, la donneuse d’eau
en serait le contre exemple car elle garde encore sa pureté de vierge et ses
croyances de fidèle visiteuse des tombes, Hassania l’allumeuse vétérane et la voyante
calamiteuse du quartier(Christ sans croix), Chouaib, ce baume consacré aux
problèmes les plus récalcitrants du groupe, et l’incontournable Alia, cette
fille de joie hissée au rang des saintes sur terre d’autant plus qu’elle aide
tous ces démunis des Territoires, Ali cet adulte précoce qui détient une
philosophie inouïe dans son rapport à Dieu et à l’au-delà, Youness le
polyglotte, Adam le conteur imbattable (image de l’écrivain), Khalid le jeune
voyageur vers l’autre vie, vers la transcendance, cette échappatoire encore
possible, et le misogyne juré, Arroub, Hajiba, Aicha, Hanane, Jamal, Selma…
Nombreux sont ceux et celles qui appartiennent à cette « cohorte heureuse
de Dionysos ». Il nous serait donc inaccessible d’en faire l’analyse
exhaustive.
Opter pour un narrateur enfant est un
subterfuge subtil qui permet de franchir le seuil du mystère féminin et
d’accéder aux espaces interdits aux adultes. Le regard d’enfant traduit
également cette naïveté puérile où il se trouve inexorablement pris en otage
tout comme l’adulte qui est bien évidemment taraudé par sa propre mémoire à tel
point qu’il s’empoisonne la vie personnelle (délire, hallucinations et
introspection). Il s’agit donc d’un personnage qui s’oublie perpétuellement et
volontiers dans le travail (l’amour de l’argent et les petites choses à vendre)
et surtout dans la cécité charnelle (la concupiscence).
Par ailleurs, le « je »
représente, en l’occurrence, une entité différente des autres, c’est-à-dire ses
semblables, parce qu’il est anticonformiste et particulièrement rebelle à la
doxa. Même l’espace qu’il habitait, en compagnie de ses amis malfatrats, est
lui-même révélateur de cette traversée de désert qu’ils menaient
douloureusement, un no man’s land appelé, entre autres, La Croix (un lieu de
croisement mais aussi de crucifixion) propice à la Passion des marginaux, au
sens chrétien du mot). Le personnage dit Momo n’est, parallèlement, qu’une
métaphore de la résistance et de la déception. Il s’agit dans ce roman d’un
absurde camusien qui, de par le je-m’en-foutisme structurel, parcourt, en
filigrane, toute l’œuvre. Le lecteur se trouve indubitablement dans un monde
contre-utopique où le bonheur n’est, le cas échéant, que factice et l’espoir
falsifié vécu à même une terre désolée (« cette parcelle des terres de
Dieu »). Un tel territoire est dédié aux survivants dont l’amour est la
seule puissance salvatrice de la misère quotidienne, voire même intrinsèque et
éternelle.
L’amour passe par ses différentes
phases classiques, comme il les a décrites Stendhal dans son traité intitulé De l’amour : la cristallisation- la
décristallisation. En effet, l’amour d’Amal a rendu le personnage-narrateur à
la fois mature et initié : « la vie nous donnait pour l’instant son
suc le plus secret et qu’il ne fallait jamais gâcher cela avec des mots »,
« …et je me sentais aussi grand que mon frère aîné… », « Amal …
se contentait… de m’ouvrir la voie du salut ». Cette fascination disparait
entièrement et est substituée par une douleur viscérale quand l’amoureux est
cruellement transi et du coup délaissé : « Amal est partie me
laissant dans le trou d’où elle m’avait sorti, il y a des années, avec le même
sourire ». Le monde est désormais dépeuplé et la passion amoureuse devient
comme par enchantement le vecteur de délinquance. En sus de sa dimension
platonique, l’amour est intrinsèquement lié à la chair, notamment dans son
rapport fétichiste à Malika : « La plus grande feria du corps a été vécue
entre les cuisses de Malika, les lèvres mouillées de son nectar, la tête
enveloppée dans un dédale de fraîcheur, de chaleur, d’amour, d’envie, de désir,
de crainte et de gloire ». Ceci dit, cette description mystificatrice de
la jouissance charnelle n’exclut aucunement le fait que le plaisir est souvent
commis également dans des endroits marginaux, voire même malsains, à savoir les
toilettes. Le récit profite ainsi de ses aphorismes pour nous présenter l’amour
en tant que « seul viatique », le corps comme « l’unique sens de
la vie ».
Dans tout le magma rétrospectif, le
narrateur exprime ouvertement son vœu de véracité et d’authenticité. Il promet
de raconter le hic de sa vie : l’errance. Pour ses personnages
nietzschéens, « les amis de la vie », « errer est le fin mot de
la vie ». En plus de ce poncif picaresque, l’inconvénient d’être né est un
autre thème qui nous rappelle ad hoc Emil Cioran, mais cette fois la lucidité
est bel et bien mise en relief. La nuit est effectivement un moment de
damnation et de fièvre existentielle : « Bordel… puisqu’Il est
partout, pourquoi il n’a pas pris ma défense ? ». C’est pour dire que
le blasphème est un acte de révolte nocturne et quasiment quotidien par lequel
les personnages extériorisent leur mal, leur douleur et leur rancune. Celle-ci
est des fois portée contre les êtres les plus proches tels que cette mère
violente qui contraste avec la figure paternelle tendre et douce (contrairement
au cliché consommé du père tyran en chair et en os fort présent dans la
littérature marocaine : « Mon père était toute ma vie et je ne la
voyais pas continuer sans lui »). En somme, la vie ici-bas est plus
tortionnaire que tous les enfers décrits minutieusement dans les textes sacrés,
partout édulcorés.
En tant que romancier, on pourrait dire qu’Abdelhak Najib y habite en
conteur vétéran aguerri et maitrise ainsi cette espèce d’enfilade narrative
susceptible de nous apprendre- nous lecteurs- que le récit abandonne
subtilement la « poéticité » outrée ou du moins gratuite. Toutefois,
ce même récit se nourrit du rythme narratif suivi, rapide, et même acharné,
comme si le narrateur se coupait délibérément le souffle ou, mieux encore,
voulait s’extraire un fardeau lourdement étouffant. Noir sur blanc, cécité sur
silence. C’est dire que le scribe s’invite pour polir les contours. A rebours
de la tentation d’un enfermement dans l’enceinte prétendument absolue du genre
romanesque, Najib met sans doute en avant « l’intériorité » de son
personnage. Simultanément, il vit de « tout ce que les autres ne savent
pas de lui », comme disait Peter Handke. Et l’épanchement de revêtir les
traits distinctifs d’une psychothérapie urgente. La parole semble porteuse
d’une ambition se voulant de la façon particulière d’être au monde. Thériaque à
même d’embaumer des plaies abyssales. Dieu en est le leitmotiv hantant l’esprit
du jeune homme, fragile et visiblement sensible. Son temps parait s’arrêter à
l’autel de cet être absolu et fatal, et son espace se rétrécit jusqu’à
l’asphyxie. Il est, remarquons-nous à vue d’œil, un être conscient de son
non-être parce que ce fantôme, aussi invisible soit-il, anime ses cauchemars et
bouleverse ses moments les plus intimes. Même ses rapports amoureux, notamment
ses coïts dérobés, se consomment sous l’emprise des yeux omniprésents, toujours
aux aguets. N’oublions pas que son personnage est cultivé, amoureux de la
poésie et de la littérature. Il est donc au centre, et préfère, néanmoins, la
marge. Un picaro de la ville ; un héros de la périphérie où il se
ressemble paisiblement. L’être ne cèderait point à l’avoir. Pourquoi
donc ? Parce que, tout simplement, ce dit cultivé est factice et ne
saurait à aucun moment endosser ni le code formel de la morale ni le masque
d’un enfant éduqué prisé par les professeurs à l’école. Nous nous trouvons
devant un personnage nonchalant, mais rétif aux systèmes qu’impose
l’institution et révolté, quoique silencieusement, contre les stéréotypes réducteurs
de la société et de la religion. De surcroît, il est l’incarnation du
personnage tragique conscient de son destin et voulant détenir la vie en
main : « Quand on atteint ce stade de malédiction, toutes les merdes
se ressemblent ». Cependant, il existe des choses minimes susceptibles
d’être d’une grande catharsis pour un tel être maudit (le foot- le
cinéma) : « Tout ce fatras de vies disloquées autour d’un ballon en
plastique, courrait derrière une once de liberté, un filet de lumière qui nous
disait que malgré tout, nous étions les maitres du monde ». C’est pourquoi
le texte regorge des ces images péjoratives de Dieu en le rétrogradant au
statut d’un être ordinaire, et même rejeté par le quatuor des voyous. Dieu est
ironiquement taxé de nonchalance et de passivité même dans les détails les plus
dôles tels que les brûlures annales causées par la sauce piquante. Le jeune
homme se dresse au final comme un leader déchu qui se compare lucidement au
Créateur, un guide spirituel à même de sauver toute une génération rien que par
des films pornographiques montés à sa guise et favorisant ainsi une
masturbation aguerrie à tous les adolescents du quartier ! Comme si le Bon
Dieu donnait le feu vert pour le grand déballage sexuel !
Le dernier chapitre des Territoires de Dieu est placé sous le signe du
testament dans la mesure où il y existe une double dimension, sisyphienne et
prométhéenne par le biais d’un ensemble de maximes aussi noires que celles de
Lautréamont, de Sade et de Kafka : « Oui, le paradis. La plus grande
supercherie qu’on ait inventée depuis que les hommes crèvent sur terre »,
« Si Dieu existait, il devrait au moins envoyer un millier de prophètes
dans notre quartier et que tous seraient des prophètes enfants, âgés de six à
quatorze ans ». Tout est remis en péril : Dieu, la virilité de Dieu,
les femmes –urinaires, les paradis artificiels, l’enfance mature, la chair
salvatrice…
Autrement dit, son désir est inévitablement double : une
volonté d’immersion, de participation à la plénitude bariolée du monde et un
fantasme naïf, enfantin d’ériger ses amis d’enfance en saints et en martyrs. Savoureuse aventure, mélange de rêverie et
de pensée, Les territoires de Dieu frôle les visions noires et subversives,
toutes nuances gardés, de Nietzsche, Sade et Cioran, dans leur existentialisme
mélancolique qui coupe à la racine les illusions poussant aussi leurs idées
jusqu’au « gai désespoir ».
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