De retour chez le coiffeur pour arranger ma barbe, le salon est vide.
L’historien et géographe, qui tient salon littéraire dans ces locaux, n’est pas
encore arrivé. « Rassure-toi mon ami, il va venir, il vient tous les
jours », me dit le coiffeur, son sourire narquois toujours rivé aux
lèvres. Au bout de dix minutes, le professeur ouvre la porte. Il est suivi de
six autres bons hommes. Le thé arrive aussi. C’est reparti pour une autre
conférence. Sujet du jour : la fête du mouton. «Vous avez vu comme cette
journée qui doit être celle de la sacralité, de rites nobles et de
recueillement est devenue synonyme de saletés, d’ordures, de feu à tous les
coins de rue, de ruisseaux nauséabonds de détritus. Ce n’est pas une fête,
c’est un carnage». Tout le monde opine du chef. Le professeur es-coutumes et
mœurs déréglées ajoute que c’est symptomatique de l’âme marocaine. Il y a pour
lui, une part d’exagération par rapport à ce rite du sacrifice. «Comme en tout
d’ailleurs, le Marocain aime grossir les faits, les gonfler, les rendre plus
visibles, plus ostentatoire ». Je me tourne vers lui et j’ose
l’interrompre, lui qui n’aime pas cela : «Vous ne pensez pas que cette
fête permet à des milliers de jeunes de se faire un petit pécule en faisant
cramer les têtes et les pattes, aux bouchers d’un jour de se faire du fric et
aux vendeurs de peaux et de laine d’arrondir grassement leurs fins de mois ?»
Le prof me toise du regard, puis il esquisse une feinte de sourire. Il
enchaîne : «Si vous voulez le fon de ma pensée, l’Aid n’a plus rien de
sacré. C’est une grosse histoire de sous. L’Aid n’a plus rien de grand que le
montant que tu casques pour te payer des cornes énormes. Tout le monde se fait
son beurre là-dessus. Moi, au risque de vous choquer mes amis, je n’égorge plus
de mouton. Je m’achète un coq et je pense à l’histoire du prophète Ibrahim et
de son fils Ismaïl, au sacrifice et je me dis que Dieu sait ce que j’ai dans le
cœur et qu’au final, un coq vaut bien un mouton». Pour le titiller, je lui
lance sous la barbe «Mais fais gaffe prof à ce que tu dis, cela peut être
retenu contre toi !». Ma pique n’est pas passée inaperçue pour ce fin
connaisseur de l’âme humaine. «Rassure-toi, je ne suis qu’un pauvre professeur
d’histoire et de géographie, perdu dans des dates et des longitudes et
latitudes qui parfois me font divaguer, mais il n’en demeure pas moins que ce
sont presque toujours les plus pauvres d’entre nous qui se saignent pour
saigner un mouton. Les plus aisés partent à Paris ou ailleurs, passent quelques
jours à faire des emplettes et rentrent ressourcés chez eux. Le pauvre lui, il
trime, prend un crédit, qui s’ajoute à celui de l’année dernière, il mange tout
le mouton jusqu’aux intestins et reprend
une activité normale au bout d’au moins quinze jours, encore plus pauvre
qu’avant l’Aid, mais l’estomac bien plein». Je lui fais remarquer que la fête est aussi un
déversoir des passions, un réceptacle des douleurs, des maux de l’année, comme
dans des saturnales, c’est le propre du rite pour casser la routine, entamer un
nouveau cycle. Et le sang tient son rang en pareilles circonstances. Le prof
accuse une minute de silence et lâche pour clore ce chapitre : «l’Aid est
le meilleur anti-douleur qui puisse exister. C’est à la fois un antalgique et
un puissant sédatif». Et il invite l’assemblée à méditer c- sur cette dernière
phrase, boit son thé et prend congé.
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